Olivier Delorme 1/2 : « Si en Grèce, l’Europe c’est la paix, elle ressemble de très près à la paix des cimetières. »

Olivier Delorme est essayiste et historien. Enseignant à l’Institut d’Études Politiques de Paris, il a reçu le prix « Mondes en guerre, mondes en paix » pour les trois volumes de La Grèce et les Balkans, a publié 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe aux éditions HO en 2017. Il nous livre une entrevue au sujet de la Grèce sous le prisme de la guerre économique au sein de l’Union Européenne dont voici la première partie :

 

Dans votre essai 30 bonnes raisons pour sortir de l’Europe (HO éditions, 2017), vous soulignez l’origine historique des modalités – politiques comme juridiques – de mise en œuvre de la construction européenne, soit l’Allemagne nazie ou encore l’État français de Vichy. D’un point de vue historique et politique, 1945 a-t-elle signifié une rupture en ce qui concerne l’édification de l’Union ?

Le thème de « l’Europe », de l’ordre européen, de la croisade européenne contre le bolchevisme, volontiers assimilé à un asiatisme et/ou à un « complot juif », est en effet un thème majeur de la propagande du régime nazi comme de tous les gouvernements collaborationnistes en Europe, Vichy compris. Cette Europe-là est alors présentée comme une « troisième voie », et le combat pour la construire autour de l’Allemagne, modèle et moteur, vise à la fois le bolchevisme et la « ploutocratie anglo-saxonne » qui, dans cette vision délirante du monde, est elle aussi un instrument « aux mains des juifs ». Et la même propagande d’ajouter que cette Europe apportera le travail, les loisirs, le bien-être, la concorde et… la fin des guerres.

Il est d’ailleurs amusant de voir qu’on a choisi Aix-la-Chapelle pour lieu de signature du dernier traité franco-allemand : la référence à l’empire de Charlemagne est constante depuis le début de ce qu’il est convenu d’appeler « la construction européenne », comme elle l’était chez les collaborationnistes français qui baptisèrent « Charlemagne » la division SS française qui se battit jusque dans les ruines de Berlin.

Si je crois utile d’insister sur ces points, c’est que depuis le traité créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, on nous serine que l’Europe serait « par nature » un concept destiné à promouvoir la concorde et la fraternité des peuples. Or, entre 1941 et 1945, ce concept d’Europe a servi à justifier la guerre d’agression comme la hiérarchisation des peuples et le racisme d’État. Il faudrait donc qu’à un moment les européistes arrêtent de raconter n’importe quoi.

Notons qu’il y a également une continuité frappante entre les totalitarismes du XXe siècle et ladite « construction européenne » en ce qu’ils partagent la même croyance que les peuples sont incapables de se gouverner par eux-mêmes : la conviction la plus profonde de Jean Monnet, le principal inspirateur de l’édifice européen, fut sans doute que si on laisse les peuples se gouverner sans tuteur, ils font obligatoirement des « bêtises » : porter au gouvernement un parti se présentant comme de gauche radicale en Grèce, des « populistes » ailleurs, voter contre le traité dit constitutionnel ou en faveur du Brexit, pour les exemples les plus récents. Ils doivent donc s’en remettre à une technocratie : le gouvernement de sachants qui savent mieux que les peuples ce qui est bon pour eux et qui, dans le cas de l’UE, s’exerce à travers le réseau de plus en plus étroit de traités privant des gouvernements en apparence démocratiques de la réalité du pouvoir et, au stade actuel, logiquement, de toute crédibilité. Au stade suivant, dont on commence à distinguer les prémisses dans certains discours, cette logique conduira, si on n’en interrompt pas le cours, à la remise en cause du suffrage universel au profit d’une nouvelle forme de suffrage censitaire restreint aux membres de ce que d’aucuns nomment « le cercle de la raison ».

Quant à la coupure chronologique que vous évoquez, elle se situe plutôt en 1948-1949. Dans l’immédiat après-guerre, bon an mal an, la Grande Alliance se maintient. Mais au fur et à mesure que se multiplient les heurts entre les deux systèmes qui se partagent l’espace européen (Trieste, guerre civile grecque, première crise de Berlin) et que la poigne stalinienne s’appesantit sur la partie orientale de l’Europe, les Européens de l’Ouest réclament que les États-Unis garantissent leur sécurité : c’est là que tout commence.

La première organisation européenne, l’Organisation européenne de coopération économique (OECE transformée en Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE, en 1961), est fondée en 1948 pour répartir les crédits et matériels livrés au titre du Plan Marshall. Et celui-ci, en application de la « doctrine Truman » définie l’année précédente, a pour but de redresser les économies d’Europe de l’Ouest afin d’empêcher la contagion communiste. Mais l’OECE ne se bornera pas à cette tâche d’intendance. Elle jettera les bases d’une organisation, non de l’Europe, mais d’un espace transatlantique comprenant États-Unis, Canada et États d’Europe de l’Ouest, en abaissant les barrières douanières, en organisant une union de paiement, en favorisant l’introduction du fordisme, en harmonisant les normes. Jusqu’à aujourd’hui, cet organisme n’a cessé de produire de l’idéologie néolibérale et libre-échangiste en même temps que des statistiques et des injonctions destinées à étendre toujours davantage le champ d’application de cette idéologie. Quant à son premier secrétaire général, de 1948 à 1955, il se nomme Robert Marjolin, âme damnée de Monnet. Il sera successivement l’un des concepteurs des traités de Rome (1957), puis le vice-président (1958-1967) de la Commission européenne présidée par l’ancien juriste nazi Walter Hallstein, lequel, prisonnier en juin 1944, fut recruté par le programme américain de reformatage des élites allemandes. En outre, on sait aujourd’hui par les archives américaines que Marjolin se vit prescrire par le Département d’État américain, dès 1965, de préparer une union monétaire européenne « en rusant », jusqu’au moment où son adoption deviendrait « pratiquement inéluctable[1] ».

Puis, alors que les États-Unis avaient, depuis leur indépendance, pour principe absolu le refus des alliances permanentes en temps de paix, ils acceptèrent la conclusion d’une telle alliance avec la signature du traité de l’Atlantique Nord en avril 1949. Et celle-ci précéda de peu la création par les Anglo-Saxons d’une République fédérale d’Allemagne à laquelle répondra celle de la République démocratique allemande.

C’est dans cette logique de guerre froide, et dans aucune autre, qu’il faut placer la conclusion du traité de CECA en 1951 : la défense de l’Europe occidentale par les États-Unis doit trouver comme contrepartie une réorganisation économique de l’ouest du continent européen permettant une meilleure pénétration des produits américains. Il ne faut pas oublier que le formidable essor économique qu’ont connu les États-Unis durant le deuxième conflit mondial génère après 1945, dans l’opinion comme chez les responsables américains, la très forte crainte que le rétablissement de la paix ne s’accompagne d’une crise de surproduction et d’un retour à la Grande Dépression des années 1930.

Dans ces conditions, c’est une des autres impostures européistes qu’il faut mettre au jour : on est plus forts à plusieurs. Or on n’est pas plus forts à plusieurs lorsqu’on a des intérêts divergents et que les décisions ne sont toujours que l’expression du plus petit commun dénominateur. En revanche, de la CECA au TAFTA, il est bien plus commode pour les Américains de s’entendre avec une autorité supranationale qui ne rend aucun compte démocratique à un peuple européen qui n’existe pas, ne se décrète pas et ne naîtra pas d’injonctions à respecter un taux d’inflation ou un niveau de déficit budgétaire, plutôt qu’avec plusieurs gouvernements qui, à chaque échéance électorale, doivent rendre des comptes à leur peuple respectif.

De surcroît et nonobstant son état-civil, Monnet est, tout au long de sa vie de négociant d’alcool et de banquier, bien plus américain qu’européen. Sitôt nommé à la tête de la CECA, il réclame à Washington qu’on lui envoie comme ambassadeur l’ancien chef de la branche européenne de l’OSS (l’ancêtre de la CIA). La CECA substitue alors au charbon polonais, d’excellente qualité mais venant d’une Europe avec laquelle les États-Unis veulent que cessent les échanges commerciaux, du très médiocre charbon américain subventionné par Washington pour cause de surproduction. Puis Monnet sollicite un prêt américain dont la contrepartie sera une augmentation de ces importations qui conduit, à terme, à la ruine et à la liquidation de l’industrie charbonnière des États membres de la CECA.

Monnet est également derrière le projet de Communauté européenne de défense (CED) : du fait de la guerre de Corée, Washington exige que les Européens participent davantage à leur défense et donc que l’Allemagne réarme. Mais en Europe et en France, les oppositions à la renaissance d’une armée allemande, cinq ans après la fin de l’Occupation et de ses innombrables crimes, sont considérables. Monnet imagine donc une armée prétendument européenne, en réalité de supplétifs américains, dans laquelle serait noyé un contingent allemand. Le projet se heurtant (avant d’échouer) à l’opposition, en France, des gaullistes et des communistes, Monnet fait encore partie des « sages » qui conçoivent l’organisation militaire intégrée du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) : la circulation du personnel politique entre organisations européennes, OTAN et multinationales américaines en dit long sur les racines américaines de cette prétendue « construction européenne ». Le Belge Paul-Henri Spaak, un des principaux concepteurs des traités de Rome dont la négociation commence moins d’un an après la mort de la CED, devient moins de deux mois après la signature de ces traités (25 mars 1957) le deuxième secrétaire général de l’OTAN, avant d’intégrer en 1966 le conseil d’administration de la compagnie américaine de téléphonie ITT – rien de nouveau avec Barroso-Goldman Sachs ! Le même Spaak, et le français Robert Schuman, autre « père de l’Europe », sont d’ailleurs qualifiés de hired hands (mains mercenaires) dans les archives d’une CIA qui n’a cessé d’arroser de généreux subsides les mouvements européistes. Quant au Néerlandais Joseph Luns, autre « père » des traités de Rome, il battra tous les records de longévité au secrétariat général de l’OTAN (1971-1984).

En réalité, la « construction européenne » n’a jamais été (sauf durant l’intermède gaulliste vite effacé par les dirigeants européens et français) que la construction américaine d’un glacis ouest-européen dans le cadre de la guerre froide, avant de devenir, à la fin de celle-ci, l’antichambre de l’admission dans l’OTAN des États d’Europe orientale affranchis du joug soviétique – des États pour lesquels, comme c’est chaque jour plus évident, les relations avec les États-Unis priment tout engagement contracté dans le cadre de l’UE.

Ce qui, désormais, dans le contexte de la « convergence des crises » qu’elle doit affronter et qui peut laisser espérer enfin sa disparition, pose un problème existentiel à cette UE. Car la quasi-totalité de ses membres (à commencer par l’Allemagne) ne peuvent pas même imaginer une Europe qui soit autre chose que l’arrière-cour des États-Unis… alors que le créateur témoigne de moins en moins d’aménité pour sa créature. C’est que, du fait de la reconfiguration en cours de la puissance américaine dans laquelle l’Europe est devenue secondaire, l’UE et l’OTAN apparaissent de plus en plus comme les reliquats d’un « vieux monde », perçus au mieux comme des poids morts et au pire comme des obstacles. Car si Trump n’est pas le premier à accuser les Européens de ne pas dépenser assez pour leur défense, il innove en tournant la page du multilatéralisme et du libre-échange généralisé parce que ceux-ci jouent désormais contre la puissance américaine – orientation probablement aussi durable et indépendante des alternances politiques à venir que fut le tournant Thatcher-Reagan des années 1980. De même pour la monnaie unique, naguère voulue par le Département d’État, mais qui s’est transformée – du fait de sa sous-évaluation pour l’Allemagne alors qu’elle asphyxie la plupart des États de l’eurozone pour lesquels elle est surévaluée – en puissant instrument de dumping des produits allemands, au détriment des emplois américains.

La doxa européiste aime à invoquer ad nauseam son fameux slogan « L’Europe, c’est la paix ». Vous qui êtes spécialiste de la Grèce, les politiques d’austérité qui la frappent et les conséquences qu’elles induisent peuvent-elles être toujours qualifiées de « pax europeæ » ?

Faisons d’abord un sort à cette escroquerie intellectuelle de première grandeur du « l’Europe c’est la paix ». La paix en Europe, après le deuxième conflit mondial, c’est l’équilibre de la terreur, toute guerre sur le sol européen étant impossible – sauf « destruction mutuelle assurée » – à partir du moment où, en 1949, l’URSS acquiert l’arme nucléaire dont les États-Unis disposent dès 1945, et que chacune des deux puissances considère que son intérêt vital passe par la préservation de son glacis européen. De même, dès lors, tout conflit à l’intérieur de chaque camp est-il impossible. Les « organes » européens créés par les traités successifs ne sont donc pour rien dans la paix du continent et, dans les années 1990, ils ont même fait preuve de leur nocivité pour la paix lors des guerres de sécession yougoslave et de l’agression illégale contre la Serbie.

Ensuite, si en Grèce, l’Europe c’est la paix, elle ressemble de très près à la paix des cimetières. Et puisqu’on nous a seriné depuis des mois et sur tous les tons que « la Grèce va mieux » et que les chiffres le montrent, voyons les chiffres. Entre 2009 et 2017, le taux de mortalité est passé de 9,8 ‰ à 11 ‰, le taux de natalité s’est effondré de 10,6 ‰ à 8 ‰, alors qu’entre 2009 et 2015 l’espérance de vie en bonne santé a chuté de deux ans, passant de 66 à 64 ans. De telles variations dans les statistiques démographiques, qui traduisent des mutations s’inscrivant en général dans la longue durée, évoquent plutôt un temps de guerre.

La suppression des protections sociales, la vaporisation de tout droit du travail, les coupes dans les budgets de la santé ne cessent de tuer depuis 2010, tandis que l’émigration prive le pays de ses capacités de rebond, aussi bien démographique qu’économique. Un tiers des Grecs vit désormais sous le seuil de pauvreté, un autre tiers autour de ce seuil en étant menacé de plonger. 30 % des Grecs n’ont plus de couverture sociale et doivent s’en remettre à des dispensaires solidaires. Les hôpitaux sont dans un état lamentable.

À maintes reprises, des malades cancéreux ont été renvoyés chez eux sans traitement parce que leur établissement est en rupture de chimiothérapie. Le plus grand hôpital d’Attique, la région la plus peuplée du pays, a été privé durant trois semaines, l’été 2018, de tout appareil de coronographie. C’était la deuxième fois de l’année que des pannes affectaient en même temps tous les appareils, le dernier ayant été acheté voici quinze ans. Les syndicats ont appelé l’attention de l’opinion sur le fait que cet établissement manquait aussi d’IRM, de respirateurs, de moniteurs de suivi, de microscopes chirurgicaux, et même d’autoclaves pour la stérilisation des instruments chirurgicaux ! Le 10 novembre 2018, un plafond du plus grand hôpital du Pirée s’effondrait sur un malade : aucun entretien du bâtiment depuis le début des coupes budgétaires dans le système de santé en 2010. Et on apprend au début de 2019 que l’administration de l’hôpital de Kastoria, au nord du pays, sollicite un don de fuel d’une société pétrolière afin de pouvoir chauffer ses locaux. La médecine psychiatrique est particulièrement sinistrée : les crédits de réadaptation des malades mentaux de l’hôpital de Léros dans le Dodécanèse ont baissé de 55 %. Et, en 2012, le directeur de cet établissement dut lancer un appel à l’opinion pour qu’on lui envoie la nourriture qu’il ne pouvait plus fournir à ses patients. Nombre d’autres petits hôpitaux en province, dans les îles, sont confrontés en permanence à des situations ingérables.

Par ailleurs, sous la pression économique et en réponse aux coupes de salaires, plus de douze mille médecins ont émigré depuis dix ans, créant d’immenses déserts médicaux. De très nombreux spécialistes en ORL, pédiatrie, pneumologie, ophtalmologie sont partis, et de plus en plus souvent des opérations ne peuvent avoir lieu à temps en raison de la pénurie d’anesthésistes ou de la fermeture de lits et de blocs opératoires.

Dans nombre de petites îles, les habitants dont le niveau de vie s’est effondré ne peuvent plus aller consulter un spécialistes à Athènes ou dans une île plus grande aux ressources médicales plus diversifiées. Ils doivent souvent attendre, une fois ou deux par an, la mission d’équipes envoyées pour un jour ou deux par une fondation privée (Onassis, Niarchos…) et qui leur permettra d’être examinés par un cardiologue, un dermatologue, un pédiatre, etc. Depuis des années, le docteur Vichas, fondateur du premier et plus grand dispensaire solidaire de Grèce installé à Ellinikon, dans la banlieue athénienne, témoigne que sa structure doit prendre en charge, trop tard, des diabétiques qui, faute d’accès aux soins, sont atteints de cécité ou qu’on doit amputer. Avec Kostas Polychronopoulos, un chômeur qui a créé la cuisine sociale[2] « L’Autre être humain », il a refusé en 2015 le Prix du citoyen européen décerné à leurs organisations par le prétendu parlement européen (qui n’a ni la légitimité ni les compétences d’un Parlement). Le dispensaire précisait peu après que :

« Cette Europe qui veut nous décerner un prix ne semble pas gênée par (…) la mort de milliers de nos concitoyens privés d’assurance maladie. (…) Il serait hypocrite de notre part d’accepter un prix alors que cette Europe ferme les yeux pour ne pas voir les nourrissons sous-alimentés, les malades du cancer qui meurent, les regards pleins de désespoir des patients qui souffrent et des mères qui nous racontent qu’elles se trouvent dans une situation d’abandon effroyable, en sachant que leur famille va devoir vivre une année de plus sans électricité, sans eau et avec très peu de nourriture[3]. »

À cela, il faut ajouter que la suppression des programmes de prévention et d’accompagnement des toxicomanes a provoqué une augmentation considérable des contaminations au VIH, et que le déclassement, l’angoisse devant la vie ont entraîné une explosion des suicides (la Grèce avait le plus bas taux d’Europe avant la « crise ») ainsi que, entre 2010 et 2014, la multiplication par quatre des dépressions sévères, par onze de la consommation d’antidépresseurs, par dix-neuf d’anxiolytiques, par trente-cinq de psychotropes.

Les politiques imposées à la Grèce et destinées à « sauver l’euro », ainsi que les banques, notamment allemandes et françaises, grandes détentrices de dette grecque avant la partie de bonneteau qui a consisté à transformer les titres de dette détenus pas ces banques en titres détenus par les mécanismes européens créés ad hoc, c’est-à-dire en dette supportée par les contribuables européens, ont également généré plus de neuf cent mille dépôts de bilan, la fermeture du tiers des commerces à Athènes et beaucoup plus dans certains quartiers.

La perte de revenus en dix ans, pour la plupart des Grecs encore actifs ou qui touchent une retraite, est de l’ordre de 40 % à 50 % et l’afflux de migrants permet d’exercer une pression supplémentaire à la baisse sur les salaires. Mais ces chiffres ne rendent pas compte de l’explosion des inégalités entre le tiers de la population qui s’en sort, voire s’est enrichi, et les deux tiers restants – classes moyennes massivement et brutalement paupérisées dont le mode de vie a été radicalement bouleversé. Le taux de pauvreté des enfants est passé de 23 % à 40 % et la proportion de ménages avec enfants ne pouvant plus payer au moins un repas par jour avec protéines est passée de 4,7 % en 2009 à 8,9 % en 2014. Une enquête de l’institut statistique grec ELSTAT de l’automne 2018 a montré que les dépenses des ménages avaient baissé – en moyenne ! – de 37 %. Soit une baisse de 55 % pour les dépenses de vêtements et chaussures, de 31% pour la santé, de 35 % pour l’éducation, et même de 22 % pour les dépenses d’alimentation, dernier poste dans lequel on coupe. Dans le détail, on voit que les dépenses de fromage et de yaourts ont respectivement fléchi de 24 % et 14 %, celles de poisson et de viande de 19 % et 11 %, alors que la consommation de riz, de pâtes et d’œufs bondissait de 15 %, 18 % et 23 %.

Une étude d’opinion réalisée en 2018 (Institut Marc) indique que 43 % des Grecs sont dans l’incapacité de se chauffer correctement. La plupart des immeubles collectifs en ville sont désormais chauffés au mieux une à deux heures le matin et une à deux heures le soir. Athènes, en hiver, sent le feu de bois, tant les chauffages de fortune se sont multipliés, avec des dommages collatéraux : pollution aux particules fines, multiplication des incendies, des asphyxies et des intoxications – les matériaux de récupération brûlés étant parfois dangereux. La même étude indique en outre que 52 % des Grecs ne sont plus en mesure de faire face à une dépense imprévue de 500 euros.

Tout cela, vous me l’accorderez, évoque plus une économie de guerre qu’une situation de paix perpétuelle dans laquelle la promesse de l’euro était l’emploi et la prospérité pour tous !

L’emploi, justement ! On s’est beaucoup gargarisé, dans la presse de service, d’une baisse du chômage qui serait due aux « efforts » consentis par les Grecs. Mais là encore les chiffres sont têtus : le chômage en Grèce a explosé de 8 % de la population active avant la « crise » à un maximum de 28 % en 2013, pour redescendre à 19 % en 2018. Si l’on rapporte cette évolution à la population active, c’est environ quatre cent cinquante mille chômeurs de moins. Mais là où le bât blesse c’est que, durant la même période, quatre cent mille à cinq cent mille Grecs sont partis en émigration. Ce qui signifie qu’en réalité le chômage reste sur ses plus hauts. Or en Grèce, les conditions sont tellement restrictives que seuls 8 % des chômeurs sont indemnisés pour un maximum d’une année et de 360 euros pas mois. Les autres doivent se débrouiller pour survivre.

De plus, ceux qui quittent le pays sont jeunes et leur départ accentue la baisse de la natalité, contribuant à faire de la Grèce un « pays de vieux ». Tandis que, contrairement à celle des XIXe-XXe siècles qui touchait les moins qualifiés, cette émigration concerne les mieux formés, aux frais du contribuable grec alors qu’ils vont créer de la valeur ajoutée ailleurs. Il s’agit donc d’une double catastrophe pour le pays, qui n’est d’ailleurs pas seul dans ce cas : la Bulgarie et la Roumanie voient également leur avenir gravement obéré par cette prédation occidentale.

Dans ces conditions, comment l’économie grecque pourrait-elle redémarrer pour donner enfin raison aux Purgons et aux Diafoirus de l’UE qui ont enchaîné depuis dix ans les saignées et les purges d’une Grèce avant tout malade de la surévaluation de l’euro par rapport aux structures de son économie ? Ces saignées et ces purges n’ont fait qu’entraîner la Grèce dans une spirale déflationniste comparable seulement à la Grande Dépression américaine des années 1930 ou au chaos créé par la politique déflationniste du chancelier Brüning qui, en deux ans, a porté le groupuscule nazi au rang de premier parti d’Allemagne.

La fin des conventions collectives, la suppression de tout obstacle aux licenciements, le chômage de masse ont conduit à une généralisation de la précarité : un  tiers des emplois déclarés est à temps partiel. Beaucoup de Grecs, comme les employés du Chinois Cosco qui a racheté le port du Pirée, ne savent pas la veille combien d’heures ils travailleront le lendemain et encore moins la somme qu’ils toucheront à la fin du mois. La relation employeurs/salariés a été à ce point déséquilibrée en faveur des premiers qu’on a vu des annonces proposer comme seule rémunération le gîte et le couvert. Le journal conservateur Kathimerini a révélé que deux cent mille Grecs étaient payés en partie avec des bons d’achat (sans cotisation afférente pour la retraite, bien entendu). Quant au tourisme, présenté comme une chance bien qu’il génère des coûts environnementaux de plus en plus désastreux, il est largement passé aux mains de multinationales qui, avec le all inclusive, délocalisent les profits tout en pressurant des sous-traitants locaux prêts à travailler à n’importe quelle condition : durant l’été 2018, certains salaires du secteur sont descendus jusqu’à 1,60 € de l’heure.

De plus, comme l’imposition délirante imposée par les mémorandums européens aboutit à ce que les petites entreprises payent en taxes et charges diverses plus de 70 % du chiffre d’affaires, la double comptabilité devient une question de survie pour beaucoup, et on estime désormais à un travailleur sur cinq le nombre de ceux qui ne sont pas déclarés. La conjonction de la précarisation, du chômage de masse et de la surimposition conduit en outre à ce que les patrons ne payent les salaires que lorsqu’ils le veulent, ou qu’ils le peuvent : un quart des salariés grecs ne touchent plus leur salaire régulièrement, soit que celui-ci soit versé avec retard, soit qu’il ne soit réglé qu’un mois sur deux, trois ou cinq. On apprenait ainsi le 26 janvier 2019 que six cent vingt travailleurs des chantiers naval d’Éleusis n’avaient pas touché de salaire depuis… mai 2018. D’autres doivent travailler à temps plein alors qu’ils sont officiellement employés à temps partiel et rémunérés sur cette base, ou ne perçoivent qu’une partie du salaire déclaré, ou sont contraints de reverser au patron, en liquide, une partie de ce qu’ils ont perçu et qu’il a déclaré. Le Premier ministre Tsipras peut donc annoncer une augmentation de 11 % du salaire minimum (réduit d’environ un quart entre 2009 et 2012, gelé depuis au niveau de 586 euros brut et 510 pour les moins de 25 ans) : dans les faits, il y a longtemps que ce salaire minimum ne signifie plus rien.

Il faudrait également parler des innombrables conséquences de ces politiques sur la détérioration de services publics dont, déjà avant la « crise », les carences expliquaient en partie le faible consentement à l’impôt. Le caractère catastrophique des incendies en Attique à l’été 2018 (plus de quatre-vingts morts) est le résultat de causes multiples. Mais les réductions d’effectifs qui ont frappé la protection civile et les pompiers (dont les salaires ont été réduits à 850 €), le refus d’accorder à ces derniers, malgré de nombreuses grèves, un statut permanent, l’âge de leur retraite repoussé à 67 ans, le non-renouvellement du matériel ne sont évidemment pas étrangers à l’ampleur de ce désastre.

Enfin, ces politiques plongent un nombre toujours croissant de Grecs dans des situations inextricables. Chaque année, des milliers d’automobilistes doivent déposer les plaques d’immatriculation de leur véhicule aux services fiscaux faute de pouvoir régler la vignette. Un tiers des clients de la compagnie d’électricité sont dans l’incapacité de payer des factures que la hausse des tarifs et de la TVA a fait flamber, et deux tiers des contribuables n’ont pu, en 2017, s’acquitter de la totalité de leurs impôts dont le poids a été augmenté et l’assiette élargie (le seuil d’imposition a été abaissé à 8 600 euros de revenu annuel pour les personnes seules et à 9000 euros pour un couple avec deux enfants à charge) alors que les revenus s’effondraient.

Devant cette situation, le FMI et la BCE ont posé comme condition au versement de la quatrième tranche de prêts en 2017 l’adoption (janvier 2018) d’une loi permettant les saisies et la mise aux enchères de biens immobiliers à partir d’une dette fiscale de 501 euros. Et comme les citoyens se mobilisaient pour empêcher les ventes aux enchères physiques, le gouvernement de « gauche radicale » a fait adopter un autre texte, toujours à la demande de cette Europe de paix et de fraternité, organisant la vente aux enchères de ces biens sur Internet, ceux qui s’y opposent risquant désormais une peine d’emprisonnement ferme de trois à six mois. C’est au titre de cette loi que des poursuites ont été engagées contre Panagiotis Lafazanis, ancien ministre Syriza passé dans l’opposition après la capitulation de Tsipras et qui dirige le petit parti Unité populaire – la Grèce est aussi un laboratoire de la criminalisation des oppositions aux politiques néolibérales de l’UE. Le gouvernement, qui avait promis avant les élections de maintenir l’interdiction des saisies pour le domicile principal, fait aujourd’hui procéder à la confiscation et à la vente de ces biens. Au total, dans ce pays où le patrimoine des ménages est à plus de 80 % immobilier, ce seraient 2,3 millions de Grecs (sur moins de 11 millions) qui seraient menacés de voir vendre leurs biens d’une valeur souvent supérieure ou très supérieure à leur dette. Sans compter que la mise en place d’un cadastre (dont l’établissement a évidemment été concédé à une société privée), exigée par l’UE, va permettre à l’État de s’emparer de biens dont les propriétaires ne pourront pas fournir à temps des titres ou payer les services d’un géomètre pour établir un plan.

Au total, ce qui est en cours en Grèce, c’est une spoliation[4] d’une ampleur à mon avis inédite hors temps de guerre ou de révolution. C’est aussi une spoliation de la propriété publique. Et tout y passe : ports, aéroports, infrastructures, entreprises et bâtiments publics… Sur le modèle de l’Anschluss économique de l’ex-Allemagne de l’Est, les biens communs des Grecs sont transférés à une structure de liquidation qui brade le tout à des acheteurs étrangers bien en dessous de la valeur réelle de ces équipements. Il aura fallu des mois de lutte opiniâtre de l’association des archéologues pour que le gouvernement finisse par concéder, en janvier 2019, que sites archéologiques et musées seraient préservés (définitivement ?) de ce pillage.

[1] « The State Department also played a role. A memo from the European section, dated June 11, 1965, advises the vice-president of the European Economic Community, Robert Marjolin, to pursue monetary union by stealth. It recommends suppressing debate until the point at which « adoption of such proposals would become virtually inescapable ». » Ambrose Evans-Pritchard, « Euro-federalists financed by US spy chiefs », The Telegraph, 19 septembre 2000.

[2] Il ne s’agit pas de charité mais de solidarité dont les chômeurs sont eux-mêmes les acteurs. Le fondateur en a pris l’initiative à la vue de personnes fouillant dans les poubelles pour se nourrir. Chômeurs, les volontaires vont d’un quartier à l’autre, récupèrent les invendus sur les marchés ou convainquent les commerçants de les leur céder, préparent les repas et les partagent en commun.

[3] Texte complet sur le site de « Solidarité France-Grèce pour la santé » : https://solidaritefrancogrecque.wordpress.com/2015/10/07/deux-organisations-de-solidarite-grecques-disent-non-a-un-prix-europeen/

[4] Voir notamment sur le site du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, les articles de Louv Coukoutsi, « Les Grecs otages fiscaux de la Troïka et des banquiers » (http://www.cadtm.org/Les-Grecs-otages-fiscaux-de-la-Troika-et-des-banquiers), Marie-Laure Coulmin Koutsaftis, « La Grèce sous tutelle jusqu’au remboursement des prêts » (http://www.cadtm.org/La-Grece-sous-tutelle-jusqu-au-remboursement-des-prets), et « Appauvris par les memoranda, les Grecs vont perdre tous leurs biens » (http://www.cadtm.org/Appauvris-par-les-memoranda-les)

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