Olivier Delorme 2/2 : « Le principal acquis de l’ère Syriza restera sans doute l’immense discrédit qui frappe désormais le politique. »

Voici la suite de notre entrevue avec Olivier Delorme, auteur de 30 bonnes raisons de sortir de l’Europe (HO éditions, 2017). Nous nous penchons plus avant sur le cas de la Grèce et de l’alarmante apathie des politiques européens, notamment souverainistes, sur son sort.

Le refus par le gouvernement Syriza de tirer les conséquences du référendum de 2015 peut-il être considéré comme une capitulation au même titre qu’une reddition militaire ? Comment le gouvernement grec parvient-il à se maintenir ?

Oui évidemment, il s’agit d’une capitulation en rase campagne aux termes de laquelle le gouvernement grec a piétiné tous les engagements qu’il avait pris devant les électeurs et donné toutes les clés du pays à un pouvoir étranger. Quelles ont été ou seront les contreparties personnelles pour ceux qui ont consenti cette capitulation ? On en aura peut-être une idée si, après la défaite que prédisent les sondages à Alexis Tsipras, celui-ci se trouve promu à une sinécure dans l’Union européenne.

L’autre question est de savoir si les responsables grecs, et d’abord le premier d’entre eux, ont cédé sous la contrainte ou si, dès l’origine, leur démarche n’était inspirée que par le cynisme. La première option suppose qu’ils aient eu la naïveté confondante de croire que la politique sur laquelle ils s’étaient fait élire pouvait être tolérée par cet organe idéologique néolibéral qu’est l’UE dans laquelle la voix des peuples compte pour rien, et par l’Allemagne qui n’a consenti à la création de l’euro qu’à la condition que celui-ci fût soumis à la règle de fer de l’ordolibéralisme qui régissait le mark. La deuxième option suppose que, devant un système politique effondré, ils ont choisi d’instrumentaliser l’aspiration à la dignité d’un peuple abreuvé d’humiliations depuis cinq ans afin de pouvoir occuper le pouvoir et de jouir de ses avantages aussi longtemps que possible, tout en étant décidés à ne pas sortir de l’euro, c’est-à-dire à mimer la résistance jusqu’au moment de capituler. Dans ce scénario, le référendum aurait eu pour fonction, pourvu que la trouille l’emportât, d’exonérer les dirigeants de la responsabilité de la capitulation, puisque c’est le peuple qui y aurait consenti. Plusieurs témoignages sur les coulisses de cette soirée où les Grecs répondirent NON à 61,31 % avec une participation de 62,5 %, ainsi que la mine déconfite de Tsipras, suggèrent que cette interprétation n’est pas invraisemblable. Mais si l’historien peut avoir une intime conviction, il ne peut trancher.

Je voudrais préciser à cet égard, puisqu’on répète sur tous les tons que les Grecs ne voulaient pas sortir de l’euro, que durant la campagne pour ce référendum on leur a seriné du matin au soir et du soir au matin que, s’ils votaient NON, ils seraient à coup sûr expulsés de l’euro, voire de l’UE. Alors sans doute les 61,31 % qui ont voté NON n’étaient-il pas tous partisans d’une sortie de l’euro, mais tous en ont en tout cas pris le risque.

Dans ces conditions, pourquoi les Grecs ont-ils reconduit au pouvoir Syriza et son allié de droite prétendument souverainiste (parti des « Grecs indépendants ») après la capitulation ? D’abord, il convient de noter qu’entre les législatives de janvier 2015 et celles de septembre, la participation s’effondre de 63,87 % à 56,57 %, la plus basse depuis le rétablissement de la démocratie en 1974, dans un pays qui a longtemps voté à plus de 75 %, voire 80 %.

Le premier résultat de la capitulation est donc une désaffection à l’égard de la démocratie dont le principe a été discrédité par l’application du théorème Juncker : « il n’y a pas de choix démocratique contre les traités européens ». C’est-à-dire qu’il n’y a plus de démocratie du tout – sur l’essentiel – à l’intérieur du double cadre de l’euro et de l’UE.

Le second est que les partis de la coalition ont perdu plus de 410 000 voix entre janvier et septembre 2015 (dont 320 000 pour Syriza). Mais Tsipras est un bon tacticien, il a précipité l’échéance législative de sorte que son opposition de gauche, qui avait quitté Syriza après la capitulation, n’ait pas le temps de se mettre en ordre de bataille et avant que les conséquences pratiques de la capitulation ne se fassent sentir dans le peuple. Le rejet massif de la vieille classe politique (Nouvelle Démocratie ou ND et Parti socialiste panhellénique ou PASOK) qui avait gouverné en alternance depuis 1974 et mené le pays à la catastrophe a fait le reste. D’autant qu’aux deux extrémités de l’arc politique, le parti communiste (KKE), reliquat stalinien unique en Europe, et les néonazis d’Aube dorée gelaient près de 13 % des voix. La coalition a donc sauvé de peu sa majorité (155 sièges sur 300).

Depuis, les mobilisations sociales n’ont jamais cessé : grèves et manifestations se succèdent chaque semaine. Mais sans aucun débouché politique.

En réalité, le principal acquis de l’ère Syriza restera sans doute l’immense discrédit qui frappe désormais LE politique. Le principe même des mémorandums est une négation des principes de la démocratie parlementaire et d’un de ses fondements essentiels, le droit d’amendement des députés, puisque ceux-ci doivent adopter selon une procédure d’urgence, sous la menace d’un arrêt des crédits, un article unique de quelques lignes permettant la traduction en droit interne de centaines de mesures édictées par une autorité étrangère, hors de tout contrôle démocratique, contenues dans un document de plusieurs centaines de pages transmis aux parlementaires quelques jours auparavant et incomplètement traduits de l’anglais, de sorte qu’ils n’ont pas même pu en prendre sérieusement connaissance avant de l’adopter. Et ce n’est pas la seule raison pour laquelle beaucoup d’analystes estiment que nombre des mesures imposées par les mémorandums sont contraires à l’esprit ou à la lettre de la Constitution hellénique de 1975.

Aussi la capitulation de Syriza – et ce sera sans doute sa plus importante responsabilité devant l’histoire – a-t-elle ancré chez beaucoup de Grecs, par ailleurs paupérisés, renvoyés à la nécessité de trouver les moyens de faire survivre leur famille, démobilisés politiquement et pour longtemps, l’idée qu’une alternance politique, quelle qu’elle soit, ne sert à rien. Ce qui, avec la disparition en cours des classes moyennes qui sont le terreau dans lequel s’enracine la démocratie, pourrait un jour ouvrir la voie à des « aventures » dont les belles âmes de l’UE s’étonneront, tout en les condamnant avec la meilleure conscience du monde.

Il faut aussi prendre en compte, dès lors qu’on veut comprendre l’opinion grecque, que ce pays affaibli économiquement, mis en coupe réglé par l’Allemagne et l’UE, qui vieillit et dont la jeunesse émigre, est confronté au défi stratégique permanent d’une Turquie islamiste, agressive et surarmée, huit fois plus peuplée, qui occupe près du tiers de Chypre illégalement depuis 1974, revendique des îles grecques, viole régulièrement les espaces maritime et aérien grecs, empêche sous la menace la mise en valeur du sous-sol de l’Égée, manipule les flux migratoires… et est largement financée par l’UE au titre de son intégration dans le grand marché européen et plus récemment du chantage aux migrants. Pour beaucoup de Grecs (et ce fut une motivation essentielle d’une partie de ceux qui ont voté Oui au référendum de 2015), ne pas obéir à l’UE risque d’isoler la Grèce face à une éventuelle agression turque.

On a beau expliquer aux Grecs que, ni à Chypre, ni lors des innombrables provocations turques, parfois d’une extrême gravité et se soldant par des morts du côté grec, ni lors de la crise migratoire, l’UE n’a jamais pris en compte la défense des intérêts fondamentaux de la Grèce, beaucoup considèrent (à mon avis bien à tort) qu’ils pourraient compter sur une solidarité européenne en cas de « coup dur », et que complaire à l’UE reste une assurance géostratégique qui justifie tous les sacrifices que l’UE a pu, peut ou pourra exiger.

Il en va ainsi de l’alignement du gouvernement sur la politique de néo-guerre froide de l’UE depuis la capitulation de 2015, dont le dernier épisode fut l’expulsion de diplomates russes en juillet 2018, alors que, historiquement, commercialement, géostratégiquement, la Grèce a toutes les raisons d’avoir les meilleures relations possibles avec la Russie. Cet alignement montre combien beaucoup de ceux qui appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler les élites sont, en Grèce (et peut-être encore plus dans la diaspora installée en Europe occidentale depuis une ou deux générations), intellectuellement aliénés à l’UE et travaillés par l’obsession de se faire reconnaître par leurs alter ego de l’Ouest comme de vrais, de bons Européens.

Pour autant, la situation du gouvernement Tsipras est aujourd’hui de plus en plus acrobatique. En effet, l’accord avec l’Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM) dont le seul but est de permettre, dans le cadre de cette néo-guerre froide contre la Russie, l’extension à cet État de l’OTAN (dont Syriza, avant son arrivée au pouvoir, prônait la sortie) et de l’UE, a provoqué la rupture de la coalition avec le parti des Grecs indépendants. Déjà, à Skopje, l’accord n’a pu être ratifié qu’au mépris des résultats du référendum du 30 septembre 2018 à l’occasion duquel les opposants à l’accord avaient recommandé le boycottage du scrutin. Les 69 % d’abstention auraient dû arrêter le processus, même si ce référendum n’était que consultatif. Il n’en fut rien. Au contraire, les voyages de Merkel à Skopje à la veille de ce référendum comme à Athènes avant le vote de ratification au Parlement, les pressions des ambassadeurs allemand et américain (Geoffrey Pyatt est un « spécialiste » : ambassadeur à Kiev lors du Maïdan, à Athènes depuis 2016) sur les élus récalcitrants comme sur la presse, voire, dit-on, à Skopje comme à Athènes[1], les valises de billets ont permis la double ratification – au Parlement hellénique avec deux voix de plus que les cent cinquante et une nécessaires – d’un accord que les deux opinions rejettent massivement.

En Grèce, cette ratification a provoqué des manifestations d’une ampleur inédite depuis les protestations populaires contre les deux premiers mémorandums, comme si le mécontentement de quatre ans de gouvernement syriziste, qui n’a pu coaguler sur le plan économique et social, coagulait sur le terrain patriotique.

Désormais, la survie du gouvernement ne dépend plus que de trois anciens membres des Grecs indépendants qui ont refusé de suivre dans l’opposition le chef de ce parti et ex-ministre de la Défense, Panos Kamménos. On voit donc mal, si des défections supplémentaires ne l’obligent pas à convoquer des élections législatives auparavant, comment le gouvernement Tsipras pourrait tenir au-delà de mai 2019 lorsque auront lieu des élections municipales, régionales et européennes.

Quant aux sondages, ils indiquent que l’accord avec l’ARYM, par son effet repoussoir, pourrait désormais permettre à la ND de décrocher une majorité absolue dans le prochain Parlement. Tsipras a ainsi donné un sérieux coup de main à une droite qui ne parvenait pas à faire oublier sa gestion passée calamiteuse et dont le chef actuel, figure caricaturale du vieux système clanico-clientéliste, a pour principal argument d’être si bien en cour à Berlin qu’il promet d’obtenir des conditions moins dures pour la Grèce. Ces sondages indiquent aussi que le second vainqueur du prochain scrutin pourrait être l’extrême droite, avec les néonazis d’Aube dorée au-delà de leurs plus hauts, près des 10 %, et avec un deuxième parti d’extrême droite plus « modéré » en mesure d’entrer au Parlement, alors même qu’une partie de la ND ne se distingue guère de notre Rassemblement national.

Ainsi pourrait s’achever le rôle historique de Syriza : avoir fait passer en Grèce le pire des trois mémorandums que la droite n’aurait sans doute pas osé (et que, si elle avait osé, elle n’aurait peut-être pas été en mesure de) faire passer, avoir signé et fait ratifier un accord dicté par les États-Unis et l’Allemagne qui rejette toute une partie de l’opinion vers la droite et l’extrême droite, pour restituer le pouvoir à la ND, en attendant…

Que peut-on répondre à ceux qui rétorquent que la Grèce et les Grecs se porteraient mieux grâce aux politiques d’austérité, sous prétexte que les chiffres communiqués abonderaient en ce sens ?

Comment l’économie grecque pourrait-elle repartir alors qu’on a tout fait depuis dix ans pour éteindre la consommation et qu’on sait que, dans une économie développée (ce qu’est encore la Grèce, pour combien de temps ?), 60 % de la croissance au moins vient de la consommation intérieure.

Comment l’économie grecque pourrait-elle repartir avec l’euro comme monnaie ? Lorsque la crise du capitalisme américain dérégulé a déferlé sur l’Europe en 2008, l’économie grecque était déjà depuis longtemps affaiblie par un taux de change insupportable. « Les caractéristiques mêmes de l’euro, constatait le prix Nobel d’économie Amartya Sen en 2011, tiennent les biens et les services grecs à des prix élevés et souvent non compétitifs sur les marchés internationaux[2] ». Du coup, il était hors de question d’augmenter les salaires alors que les entrepreneurs grecs, grâce aux règles européennes, délocalisaient dans les pays voisins de l’UE hors euro (Roumanie et Bulgarie) au coût de main-d’œuvre plus bas, ainsi qu’en Turquie. Alors que l’économiste Jacques Sapir situait le taux de change permettant à l’économie grecque de vivre autour de 0,9 dollar, l’euro n’avait cessé de grimper de 0,82 dollar en 2000 à 1,60 dollar en 2008, asphyxiant totalement l’économie grecque. Comment un athlète pourrait-il courir le marathon avec un boulet de dix kilos attaché à la cheville ?

Dès lors, la consommation intérieure en Grèce ne tint plus que par un recours au crédit permis par la morphine de taux maintenus à un niveau artificiellement bas pour la Grèce du fait de son appartenance à l’euro. Ainsi les Grecs, dont les salaires ne pouvaient augmenter, furent-ils encouragés, poussés, exhortés (notamment par des banques grecques alors rachetées par des groupes bancaires français) à s’endetter pour continuer à acheter – par exemple des berlines allemandes et faire gonfler ainsi un déficit commercial financé en dernier ressort par la dette.

Les causes de ce qu’on a appelé la « crise grecque » sont là, et non dans une inclination supposée des Grecs à la fraude et à la fainéantise comme on l’a lu partout alors dans la presse de service qui fit la démonstration ainsi, que « l’Europe », si elle n’a jamais été la paix, s’accommode fort bien d’un essentialisme assez proche du racisme.

Mais alors me dira-t-on, la Grèce devrait aller mieux puisque l’euro est redescendu, depuis 2008, de 1,60 dollar à 1,14. Observons d’abord que tous ceux qui prédisent qu’une sortie de l’euro serait une catastrophe parce qu’il y aurait dévaluation oublient que l’euro a dévalué de plus de 28 % entre 2008 et 2018. C’est même la seule raison pour laquelle la dégradation de la situation grecque (et française) a ralenti, ou s’est relativement stabilisée, ces dernières années. Mais dans le même temps, du fait des saignées et des purges des Diafoirus et Purgons euro-allemands, la richesse de la Grèce a fondu d’un peu plus de… 28 % : son taux de change aurait donc dû s’ajuster à la baisse, dans les mêmes proportions, c’est-à-dire autour de 0,65 dollar. En conséquence, si le taux de change de l’euro était surévalué de près de 43 % pour la Grèce lorsque la monnaie unique cotait 1,60 dollar en 2008, il l’est d’environ… 43 % aujourd’hui qu’elle cote 1,14 dollar. Le poids du boulet euro au pied du marathonien grec n’a pas diminué, tandis que l’allemand, dont la monnaie est massivement sous-évaluée, court avec un réacteur dans le dos.

Quant à la dette grecque qui se situait autour de 100 % avant la crise du capitalisme dérégulé exportée par les États-Unis, et qui atteignait 142,8 % en 2010, lorsqu’elle a justifié l’imposition des politiques sans cesse aggravées depuis, le FMI prévoyait alors que ces politiques permettraient de la ramener à 120 % du PIB en 2018 : elle reste autour de 180 %. On sait pourtant, depuis les politiques de Churchill au Royaume-Uni dans les années 1920, de Hoover aux États-Unis après 1929, de Brüning en 1930-1932 en Allemagne, de Laval en France en 1935, du FMI en Argentine ou en Turquie dans les années 1990-2000, que la déflation imposée à une économie pour supporter un taux de change inadapté à ses structures ne fait qu’empirer les problèmes en y ajoutant du chaos politique.

Pour la Grèce, la dernière décennie est donc une décennie perdue dont les trompettes de la propagande ne cessent de sonner la fin depuis que, en 2017, la Grèce a affiché un PIB en hausse de… 1,35 % : 1,35 % après 29,58 % de baisses cumulées (2014 avait déjà vu un « rebond » de 0,74 %), la belle affaire ! Après avoir mis fin à l’ancrage du peso au dollar (ce qui aurait équivalu à une sortie de la Grèce de l’euro) imposé par le FMI, annulé une partie de la dette et mis en place une politique de relance couplée à des mesures protectionnistes, l’Argentine de Nestor Kirchner et Roberto Lavagna a compensé en deux ans (2003-2004) la baisse de 17,5 % de son PIB durant les quatre années précédentes et connu une croissance supérieure à 8 % par an durant les six années suivantes. Après avoir dévalué de 70 % et annulé une partie des dettes des ménages, introduit des restrictions à la libre circulation des capitaux, nationalisé les banques et traduit en justice les banquiers responsables de la catastrophe financière de 2009-2010, l’Islande a compensé en quatre ans la baisse de 10,1 % de son PIB sur ces deux années et a connu sept années successives de croissance avec un taux moyen de près de 4 %.

Mais toutes ces solutions sont interdites par l’euro et l’UE. De sorte que le seul horizon de la Grèce et des Grecs reste une déflation sans fin, avec une économie atone et une dette insoutenable, ponctuée de ce que les économistes appellent des « rebonds du chat mort » comme ceux de 2014, 2017 et peut-être 2018, dus à la compensation d’excès à la baisse, à des stocks épuisés qu’il faut finir par reconstituer, etc. L’économie grecque ne peut donc pas redémarrer et ne redémarrera pas tant qu’elle aura l’euro pour monnaie.

L’exemple grec ne devrait-il pas, selon vous, alerter les forces politiques des autres pays européens qui, malgré leur discours contestataire, se complaisent encore à reléguer le souverainisme derrière les qualificatifs de « gauche » ou de « droite » ?

En février 1948, le général américain Van Fleet analysait l’intervention américaine dans la guerre civile grecque, qu’il supervisait, comme « une expérience de laboratoire ». Depuis 2010, les prétendues élites européistes mènent dans ce pays une autre expérience de laboratoire : jusqu’où une société européenne peut-elle, en temps de paix, être martyrisée, la démocratie réduite à une coquille vide, les forces de résistance collective paralysées par ce que Naomi Klein a décrit dans son livre de 2007, alors prophétique pour la Grèce, intitulé La Stratégie du choc ou la montée d’un capitalisme du désastre[3] ? Et les Gilets jaunes en France, aujourd’hui, devraient regarder vers la Grèce pour voir ce que sera notre avenir si leur mouvement s’enlise, s’il se laisse circonvenir par les habiletés du pouvoir. S’ils ne prennent pas conscience que l’ensemble des questions économiques et sociales qui ont provoqué leur soulèvement tient au carcan de l’euro, à la libre circulation des capitaux, de la main-d’œuvre et des marchandises à l’intérieur du marché unique où règne la loi de la jungle du moins-disant salarial et fiscal, à la non-protection de ce marché par rapport aux pays à bas coût de main-d’œuvre. S’ils reprennent l’antienne d’une UE qu’il faudrait réformer, alors qu’elle est irréformable parce qu’elle a été conçue pour servir exactement à quoi elle sert : démanteler l’État social, faire du salaire la seule variable d’ajustement de la compétitivité, maximiser les profits d’une caste de plus en plus réduite et, au final, vider de toute substance la démocratie pour assurer, dans un cadre de plus en plus autoritaire au fur et à mesure que les peuples regimbent, le pouvoir technocratique de ceux qui sont persuadés de savoir mieux que les peuples ce qui est bon pour eux.

Les accusations portées contre les Grecs n’avaient qu’une utilité : faire croire qu’ils avaient mérité, par leurs « fautes », le traitement qu’on leur appliquait – de sorte que les autres ne puissent imaginer voir leur avenir dans le présent des Grecs. Mais dix ans plus tard, c’est bien ce même discours de culpabilisation que Macron transpose dans l’ordre intérieur en insultant ceux qui ne s’en sortent plus.

Le démantèlement de l’État social, de toutes les protections collectives, de tous les filets de sécurité, la paupérisation des classes moyennes et, au final, la spoliation des petits propriétaires, voilà le véritable agenda européen. Il s’applique à des rythmes et selon des modalités différents suivant les spécificités nationales, mais ce qui s’est passé et qui continue à se passer en Grèce marque la direction.

Ce que montre aussi la Grèce, c’est qu’une alternance de « gauche radicale » dans le cadre de l’euro et de l’UE ne peut se traduire par rien d’autre que par la poursuite et l’aggravation continue des mêmes politiques néolibérales. C’est que, comme la gauche réformiste avant elle, elle se discrédite et finit par restituer le pouvoir à la droite sans avoir rien modifié de l’ordre économique et social mais en ayant au passage achevé de discréditer le politique et la démocratie : le seul choix aujourd’hui est entre le cadre européen et l’alternance réelle.

Sortir de cette spirale mortifère pour la nation, la société et la démocratie suppose donc de sortir du cadre européen – ou de le faire exploser. Mais cela ne peut être ni de droite ni de gauche. La sortie du carcan européen ne peut rien régler « en soi ». La récupération de la souveraineté est un préalable indispensable à la reprise d’un vrai débat politique, projet contre projet, et à la restitution au peuple de sa capacité à trancher entre ces projets. Il ne faut donc pas demander à un Frexit d’être « de gauche », cela ne veut rien dire. La sortie ne peut prédéterminer l’avenir puisque son rôle est de rouvrir le champ des possibles, de mettre fin à l’alternance du pareil et du même. Car si l’on ne peut pas dire qu’il faut un « Frexit de gauche », on est en revanche assuré qu’en restant dans le cadre euro/UE, les politiques suivies seront toujours plus ordolibérales, austéritaires, liquidatrices des droits sociaux, du patrimoine et des services publics, et au final – comme on le voit se dessiner aussi bien en Grèce qu’avec le pouvoir macronien – des droits individuels et des libertés fondamentales.

La Résistance n’était ni de droite ni de gauche, elle visait à libérer le territoire de l’occupant afin de rendre à la nation sa liberté et au peuple sa capacité à maîtriser son destin.

En revanche, le Comité National de la Résistance qui regroupait des personnes et des mouvements de toute obédience – des communistes à une partie de l’extrême droite d’avant-guerre –, a réfléchi et élaboré un cadre économique et social assurant à chacun des sécurités élémentaires, le cadre dans lequel s’inscrirait le débat politique une fois la souveraineté nationale restaurée. C’est ce travail que nous avons à accomplir aujourd’hui.

[1] Voir le blog de Panagiotis Grigoriou (http://www.greekcrisis.fr/2019/01/Fr0704.html#deb), indispensable contrepoison à la désinformation de la presse de service sur la Grèce, depuis 2011, si l’on veut comprendre la réalité de la situation dans ce pays.

[2] Amartya Sen, « L’euro fait tomber l’Europe », Le Monde, 2 juillet 2011.

[3] Babel, Actes Sud, 2008, pour la traduction française.

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