Jacques Sapir : « nous sommes en train de vivre l’agonie du libéralisme politique en Europe »

Economiste, directeur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), directeur du CEMI et membre de l’Académie des Sciences de Russie, Jacques Sapir nous a accordé un entretien qui aborde le conflit entre la Russie et l’Ukraine et ses impacts sur l’Europe, notamment en France.

L’offensive russe en Ukraine semble à nouveau souder l’Occident autour de l’Alliance atlantique, pourtant déclarée en état de «mort cérébrale» par Emmanuel Macron lui-même. Ce nouveau souffle apparent peut-il se pérenniser au détriment d’un équilibre diplomatique qu’on pouvait attendre de l’Union européenne, et surtout de la France ?

Au-delà d’un nouveau souffle de l’OTAN, ce qui risque de perdurer c’est un conflit larvé entre la Russie et les pays de l’OTAN. Bien entendu, cette situation va temporairement renforcer l’OTAN. Mais, les problèmes politiques posés par cette organisation demeurent. Les objectifs de sécurité divergent, et la question de l’engagement américain reste posée. 

Il faut aussi décentrer notre regard. Les votes à l’ONU sur la guerre en Ukraine le montrent. Se sont ainsi abstenus, autrement dit ont soutenu les russes, les pays d’Asie – à l’exception du Japon et de la Corée – de nombreux pays d’Afrique et une partie des pays de l’Amérique latine. Nous réagissons, aujourd’hui, comme si nous étions dans les années 1980. A l’époque, plus de 60% du PIB mondial était produit par les pays que l’on appelle « occidentaux ». Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

En 1999, encore, ces pays « occidentaux », dans lesquels j’inclue le Japon, la Corée, mais aussi les pays de l’ancien CAEM — la sphère d’influence en Europe de l’Union soviétique — représentaient 54% du PIB mondial, et les pays émergents, Russie, Chine, Inde, et quelques autres (mais Brésil exclu), ne représentaient que 21% de ce même PIB mondial. Un rapport qui s’établissait de 1 à 0,39. Aujourd’hui, les mêmes pays occidentaux ne représentent plus que 39% du PIB mondial et les pays émergents 36%. Alors que dans les années 1980, voire au début de ce siècle, on pouvait encore espérer « isoler » la Russie, c’est devenu complètement impossible de nos jours. Non seulement la production de biens, mais aussi de technologies d’avant-garde, les moyens financiers, se sont déplacés vers l’Asie.

Alors, cette politique qui prétend pouvoir aboutir à l’isolement de la Russie, de pérennisation du conflit, politique qui s’étend même aujourd’hui à la sphère de la culture et de la science (avec la décision du CNRS de suspendre toutes nouvelles formes de collaborations scientifiques avec la Russie) risque d’une part de ne pas être efficace en termes de limitation des objectifs de la Russie, mais aussi d’avoir des conséquences détestables que ce soit en France ou dans les pays de l’UE. Que l’on ne s’y trompe pas, nous sommes en train de vivre l’agonie du libéralisme politique en Europe, et sa mort sera le fait non de ses adversaires déclarés mais de ceux qui sont censés le défendre. L’interdiction de RT-France, de Sputnik-France est très révélatrice. Mme Carole Grimaud Potter, analyste géopolitique, spécialiste de la Russie et des espaces post-soviétiques a pointé, dans 20 Minutes, les incohérences et inconséquences de cette mesure. Imaginez ce que nous dirions si, au début de juillet 1914, le gouvernement français de l’époque avait interdit LHumanité de Jean Jaurès sous le prétexte de ses liens avec la social-démocratie allemande ? Nous avons une véritable chasse aux sorcières qui se met en place. Fondamentalement, on semble tellement sûr que « notre » récit est la Vérité que nous nous révélons incapables d’écouter le récit d’autrui. Nos pouvoirs, notre presse, s’avèrent incapable de mettre en question le récit officiel. C’est donc peut-être là la conséquence la plus grave de l’agression Russe en Ukraine.

Le rôle de la France dans cette situation apparaît à la fois peu clair et assez maladroit. Le gouvernement français, sans doute par sous-estimation de la situation, n’a réagi que tardivement. Or, dès le mois d’octobre 2021 il était clair que la tension montait. C’était à ce moment qu’il fallait se battre pour ouvrir un dialogue stratégique avec la Russie. De plus, étant liée à l’OTAN et sans prise sur les décisions américaines, la capacité de la France à se poser en médiateur était limitée. Quand Emmanuel Macron rencontre Poutine et lui affirme que la position américaine aurait évolué sur la question de l’élargissement de l’OTAN, Poutine lui demande des explications que Macron est incapable de lui donner. C’est assez logique, seul le gouvernement américain aurait pu le faire. Mais, que penser d’un Président français qui s’avance sur ce terrain sans avoir un peu préparé ses arguments…

Qu’est-ce que Macron aurait pu faire ? Certainement, à un moment donné, abandonner sa casquette de « Président semestriel de l’UE » pour revenir à celle de Président français et proposer à Poutine un engagement ferme, et écrit, que la France s’opposerait à toute entrée de nouveaux pays dans l’OTAN. Aurait-ce été suffisant ? Peut-être en octobre 2021, mais probablement plus en février 2022. Après, on peut toujours épiloguer sur l’irresponsabilité des déclarations des uns et des autres, de Bruno Le Maire à Le Drian. Elles sont le signe que l’émotion a remplacé la réflexion.

Les impacts politiques, économiques et diplomatiques du conflit en Ukraine achèvera-t-il de tourner définitivement la Russie vers l’Asie ? La Chine pourrait-elle être, dans une certaine mesure, la gagnante du conflit ?

Très certainement, oui. Stratégiquement, ce qui se passe en Ukraine ne peut que pousser encore plus la Russie dans la direction de la Chine. L’attention des États-Unis est de nouveau attirée vers l’Europe, alors que leurs intérêts stratégiques réels sont dans le Pacifique. Enfin, la Russie propose à la Chine un test sans frais pour sa politique par rapport à Taïwan. Il est donc clair que, quoi qu’il arrive, et quelle que soit l’issue de cette crise, la Chine en profitera.

Constater cela n’implique ni que la Chine s’engagera plus qu’elle ne l’a fait actuellement dans un soutien à la Russie ni que cette crise aurait décidé, avec cette crise, de se tourner vers la Chine. De fait, le soutien de la Chine, s’il est manifestement d’une autre nature que celui apporté à la Russie tant dans la crise de 2008 (guerre entre l’Ossétie du Sud et la Géorgie) que dans la crise de 2014 avec l’Ukraine (et la récupération de la Crimée), n’a pas besoin d’aller plus loin que le domaine économique et diplomatique. La Russie n’a pas besoin de la Chine pour imposer ses vues à l’Ukraine. Mais, ses relations économiques avec l’Europe étant fortement dégradée, elle va dépendre de plus en plus de la Chine comme marché pour l’exportation de ses matières premières. Cela confèrera, à terme, un levier d’action de la Chine sur la Russie. L’enjeu, pour la Russie, sera donc de diversifier tant qu’elle le peut, ses marchés d’exportation. Ce qui nous conduit naturellement à la deuxième question.

Il est faux de dire que le « tournant » de la Russie vers la Chine date de cette crise, voire de celle de 2014. De fait, quand on lisait la Stratégie Énergétique pour 2040 du gouvernement russe, texte officiel qui fut publié en 2009, on pouvait comprendre que ce basculement vers l’Asie, et donc vers la Chine, mais pas seulement, avait été acté. Nous sommes donc en présence d’une politique pensée dans le long terme, qui articule la dimension économique (les exportations d’hydrocarbures, mais aussi la construction de centrales nucléaires) à la dimension politique avec le resserrement des relations au sein de L’Organisation de coopération de Shanghai [1]. La Russie a beaucoup œuvré pour que cette organisation s’institutionnalise. Cette dernière est le produit de la « doctrine Primakov » qui fut exprimée dès 1996 et qui se présentait à l’époque comme une tentative pour refonder le rôle international de la Russie. On le voit, le « tournant chinois » de la Russie n’est pas le produit des circonstances actuelles, mais bien un choix mûrement réfléchi s’étendant sur plus d’une vingtaine d’années. Les dirigeants européens et américains ont été bien fous de l’ignorer.

La véritable question est de savoir comment la Russie va-t-elle gérer, à moyen et à long terme un potentiel « risque chinois », non pas dans le domaine militaire mais qui s’exprimerait plutôt par la satellisation progressive de la Russie par la Chine. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le développement des BRICS, une autre forme d’organisation qui vise à permettre à la Russie d’éviter de se retrouver enfermée dans un tête-à-tête avec la Chine.

Dès le début de l’attaque russe le 24 février 2022, il est reproché aux souverainistes d’être pris au piège de leur russophile présumée, laquelle s’inscrirait en opposition de l’atlantisme attribué aux européistes. Ce sentiment est-il fondé d’après vous ?

Classiquement, les souverainistes étaient russophiles pour plusieurs raisons. Tout d’abord car la Russie faisait contrepoids à l’OTAN et à l’Union européenne. Après, parce que Vladimir Poutine, lors de la conférence sur la sécurité de Munich en 2007, avait exprimé ce qui est certainement la meilleure formulation d’une politique des États souverains. Logiquement, ces deux positions auraient dû conduire à une sympathie envers les thèses défendues par la Russie. Mais, certains souverainistes ont confondu sympathie pour les thèses avec sympathie pour l’ensemble de la politique, d’où leur confusion dans la crise actuelle où la Russie va à l’encontre des thèses exprimées en 2007.

Cela ne condamne ni ces dernières thèses, qui restent, dans mon esprit, toujours valables, ni naturellement, une position souverainiste. La Russie elle aussi restera un contrepoids à l’OTAN même si, avec le renforcement de l’option asiatique dans la politique étrangère russe, elle sera conduite à considérer l’Europe comme de moins en moins importante.

Les souverainistes doivent aujourd’hui œuvrer pour le respect de toutes les souverainetés, et donc naturellement celle de l’Ukraine, mais aussi pour reconstruire les conditions d’un dialogue nécessaire avec la Russie.

L’Union européenne a pris plusieurs sanctions à l’encontre de la Russie, et récemment contre des médias russes accusés d’appareils de propagandes — RT France et Sputnik en l’espèce. Cette attribution inédite d’une compétence en matière médiatique et audiovisuelle en lieu et place des régulateurs nationaux comme l’Arcom peut-elle signifier la fin de la souveraineté médiatique des pays membres de l’UE ?

Très clairement, l’UE s’est attribuée des compétences à l’occasion de cette crise, tout comme elle l’avait déjà fait à l’occasion de la crise sanitaire. Elle ne remplace cependant pas les régulateurs nationaux mais impose un principe au-dessus d’eux, dans le cadre des relations internationales. Reste à voir si cela est légal, du simple point de vue du droit européen, et si c’est aussi légal du point de vue du droit français.

[1]  Voir Chabal P., La coopération de Shanghai : Conceptualiser la nouvelle Asie, Presses Universitaires de Liège, 2019 et Fredholm M., (dir.), The Shanghai Cooperation Organization and Eurasian Geopolitics – New Directions, Perspectives, and Challenges, Nordic Institute of Asian Studies, 2013

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