L’échec de l’Italie dans la course à la modernité

Dans son pamphlet Italie Barbare, Curzio Malaparte écrivait à propos de l’Italie : « les maux dont nous souffrons depuis presque cent ans proviennent au contraire de nos tentatives nombreuses, et toujours inutiles, d’assimiler l’esprit européen moderne, absolument opposé au nôtre. » Rédigé en 1925, à un moment où le fascisme triomphait et où l’Italie semblait entrer sérieusement dans le concert des nations, cet écrit dissonant au milieu de la grand-messe de l’époque n’a pas vieilli avec le temps. Les dénonciations de Malaparte, la problématique de la modernité que l’Italie devrait assimiler, se sont renforcées avec la participation de la péninsule à la construction européenne. Contrairement à la France, le processus de construction nationale de l’Italie ne date que du XIXe siècle, et encore contrairement à la France, l’Italie n’a historiquement jamais connu de penseurs ou de théoriciens liant unification nationale à souveraineté nationale comparables à Jean Bodin ou même aux légistes de Philippe le Bel, hormis Machiavel. Les théories de l’unité nationale s’affirmèrent en conséquence de la Révolution Française puis de l’occupation napoléonienne et autrichienne, en négatif des ingérences européennes veillant à maintenir l’Italie dans une seule et unique « réalité géographique ». C’est le sentiment de dépossession de soi, exalté par les romantiques italiens et par la charbonnerie, qui a éveillé le sentiment national en Italie. Mais la péninsule alors unifiée s’est retrouvée rapidement confrontée aux enjeux européens et à la place qu’elle devait occuper, et sur la manière dont elle devait l’occuper. Engagée dans une course à la modernité pour rivaliser avec ses voisines qui dominaient le jeu politique en Europe, l’Italie a connu une rapide césure politique, économique et culturelle entre le Nord et le Sud. Au détriment de la recherche d’une identité italienne propre, les élites ont favorisé l’assimilation des codes européens qui ont précipité l’Italie dans une instabilité culturelle, mais aussi politique. Cent-soixante-dix ans après les Cinq Journées de Milan et de sa Première Guerre d’Indépendance, les conséquences de son unification bâclée et sa modernisation contestée et contestable ne sont toujours pas tirées.

LA DISPUTE POST-RISORGIMENTALE

Il y a un équivalent intéressant entre la querelle des Anciens et des Modernes qui a secoué le monde littéraire français avec celle entre les intellectuels italiens post-risorgimentaux. L’analogie de la querelle entre Anciens et Modernes ne serait pas usurpée dans la mesure où l’on qualifierait les Anciens des partisans d’une recherche d’une identité nationale, dépouillée de la colonisation culturelle que subissait l’Italie à la fin du XIXe au profit du legs romain, et les Modernes comme ceux estimant alors que l’Italie était en retard par rapport à des pays comme la France, et qu’il fallait absolument rattraper ce retard pour se hisser au rang des nations dominantes. Les moyens de ces vues opposées divergeaient aussi. Entre ceux qui, à l’instar de Carducci, cherchaient à créer et favoriser un sentiment national par les lettres en purifiant la langue de sa francisation à outrance et d’Azeglio qui estimait que « L’Italie faite, il faut faire les Italiens », et ceux encore qui étaient obsédés par l’Europe, l’Italie et surtout les Italiens apparaissent paradoxalement comme les oubliés de l’unification. La question d’une identité commune, à la fois nationale et populaire, fut évacuée dès les années 1860, si tant est qu’elle fut réellement envisagée. Pasolini insistait dans Empirisme Hérétique sur le fait que les élites italiennes étaient étrangères à leur propre nation. Dans son essai Faire une Nation, Elena Musiani ne dit pas autre chose, mais précise les contours de cette classe politique : économiquement libérale, anglophile, constituée de riches propriétaires et d’aristocrates, ou issu du monde capitaliste en général ; politiquement libérale, de centre-droit et parlementariste, et largement soutenue par le patronat industriel du Nord de la péninsule. Il en résultat une politique résolument libre-échangiste, conforme aux exigences de la grande propriété foncière, mais ce faisant elle mit en péril le potentiel concurrentiel de l’industrie italienne vis-à-vis de de l’industrie française. Cela conduisit les tenants d’une politique libérale rigoureusement orthodoxe dans une impasse financière et économique, notamment sur la gestion des dettes des États antérieurs dont l’État italien avait héritées. La première cure d’austérité débuta en Italie alors que le déficit quadrupla durant la décennie 1861-1871, formulée par la célèbre : « des économies budgétaires jusqu’à l’os. »

Ces quelques éléments historiques et économiques pointent les problèmes récurrents face auxquels l’Italie est toujours exposée. Un asservissement par la dette, dette amplifiée par une politique libérale menée par une élite concernée par ses intérêts financiers propres et non pas par l’économie nationale. L’incapacité pour la gauche de l’époque de formuler une critique et d’articuler les questions sociales sur les conséquences des politiques de libres-échanges et des écarts économiques au sein même de la péninsule est aussi bien symptomatique de la crise d’identité que subissait la nation italienne à peine institutionnellement formée que l’absence de culture de la souveraineté. Si Garibaldi s’engagea candidement à l’Internationale, il n’en partageait absolument pas les idéaux. Si Mazzini était républicain, il était farouchement européiste, considérant l’unification de la péninsule comme une étape vers un processus de construction européenne. L’Italie devait avant tout participer jouer, selon lui, un rôle primordial au « banquet des nations », expression qu’on lui doit par ailleurs.

L’Histoire semble donner raison à Malaparte : « La volonté de brider notre nature pour nous modeler sur les peuples nordiques ne pouvait que nous conduire à un état d’incertitude et de faiblesse politiques permanent ». L’Italie est piégée depuis son unification par la volonté d’une élite qui « met au ban quiconque se hasarde à réfuter [sa] thèse sur la prétendue infériorité de l’esprit italien par rapport à l’esprit européen. » Doit-on rappeler que le premier roi de l’Italie unifiée refusa le titre de « Victor-Emmanuel Ier d’Italie » au profit de « Victor-Emmanuel II de Savoie » ? Ou que selon l’historien Denis Mack Smith, le même monarque disait volontiers qu’il y a « seulement deux modes de gouverner les Italiens, avec les baïonnettes ou la corruption », tout en rassurant Metternich de lutter contre le républicanisme ? En entamant une course à la modernité pour rivaliser économiquement avec les puissances européennes, la classe dirigeante italienne ne chercha ni à constituer une identité nationale, ni une économie nationale, mais simplement à faire de l’Italie une plate-forme de circulation des marchandises, aggravant son endettement et le développement déséquilibré entre le Nord et le Sud. Économiquement, la course à la modernisation de l’Italie ne l’a pas modernisée, elle l’a jeté dans une crise nationale. Seulement, la crise de l’identité italienne provoqua aussi la crise de sa modernité, ou plutôt de sa modernité recherchée.

Si pour Malaparte « La pire forme d’amour de la patrie est celle de fermer les yeux face à la réalité et de se confondre en hymnes et éloges hypocrites, qui ne servent à rien, même pas à dissimuler à soi-même et aux autres les maux manifestes et bien réels. » Bref, pour lui, les élites « n’hésitent pas à se proclamer Italiens civilisés, c’est-à-dire modernes, et traiter les autres de barbares. » Et cette modernité obstinée, acharnée des élites italiennes s’amplifia après l’unification et, paradoxalement, après l’affirmation du sentiment irrédentiste. Plus généralement d’ailleurs, c’est la crise d’identité de l’Italie qui favorisa l’éveil du sentiment national italien dans un premier temps avec les occupations françaises et autrichiennes, puis son exacerbation dans un second temps avec la venue au pouvoir d’une élite cosmopolite et capitaliste. Le refus de constituer une identité nationale, ou alors une identité élaborée « par le haut » provoqua la crise de l’identité italienne. C’est notamment le cas de la langue, conçue « dans les milieux économiques et entrepreneuriaux » selon Pasolini, et non pas dans des bassins linguistiques purs ou populaires comme lui ou Carducci l’aurait souhaité. Les Italiens ont donc dû assimiler et digérer tant bien que mal une importation massive d’idées et de concepts étrangers, européens. Le libéralisme et la modernité anglo-saxonne, une économie de libre-échange, et une langue conçue pour les milieux d’affaires. Avant même la Première Guerre Mondiale, la crise subie par l’Italie échappait déjà à la définition qu’en donne Gramsci ; ce ne fut pas tant l’interrègne entre le vieux monde subsistant et le nouveau qui ne paraissait pas qui la configurait, mais bel et bien la greffe d’un modèle culturel, économique et politique nouveau, présenté et imposé justement comme « moderne ». C’est la crise que cerna Malaparte, une crise d’identité provoquée par l’importation abusive et inappropriée de modernité, d’une modernité idéologique et idéologisée.

CRISE DE L’IDENTITÉ, CRISE DE LA MODERNITÉ : CRISE DE LA SOUVERAINETÉ ?

En Italie, la crise de l’identité nationale, du manque d’identité nationale, s’est rapidement accompagnée d’une crise de la modernité. Symbolisée avant par la Première Guerre Mondiale, pour laquelle l’historien Emilio Gentile y vit le récif sur lesquels les optimismes du progrès et du développement de la Belle Époque se sont brisés, l’entrée de la péninsule dans l’ère mussolinienne en fut l’exaltation. Karl Polanyi, dans son ouvrage La Grande Transformation, théorisera l’idée selon laquelle une société soumise à un émiettement dû à la pression de certaines puissances (économiques, financières, etc.) finira à un moment à un autre par réagir pour se sauvegarder, proportionnellement aux forces qui cherchent à l’émietter. Cependant, Gramsci estimait le fascisme comme « un nouveau libéralisme », issu des conditions de la modernité et non pas d’un capitalisme arriéré. Le fascisme est l’expression décomplexée et absolue, de la modernité. Du futurisme de Marinetti à l’embryon littéraire de « réalisme magique » de Bontempelli, de sa volonté de créer un « homme nouveau », mais aussi par l’utilisation des médias émergeants comme le cinéma pour repenser la diffusion de la propagande, le fascisme n’est pas une dérive de la modernité : il est son incarnation la plus pure, car totale. Le fascisme est le second trébuchement de l’Italie dans sa course folle à la modernité, après le Risorgimento – ou plutôt la manière dont s’est fait le Risogimento – lui-même.

Le fascisme est la conséquence directe de cette double crise italienne : de l’identité qui provoqua la crise de la modernité. La volonté des élites de faire entrer la péninsule dans une marche forcée d’un certain sens de l’Histoire en est la cause la plus directe. Ce faisant, elles ont oblitéré les enjeux d’une souveraineté nationale, devant s’articuler autour des aspects identitaires, économiques et sociaux. Il n’y a pas eu de développement théorique ou même idéologique de cet ordre en Italie, et il n’y en a pas eu parce qu’il n’y a pas eu d’articulation entre identité et souveraineté, entre traditions et souveraineté, entre société et souveraineté. Si en Italie la crise de l’identité et celle de la modernité sont incontestablement les faces d’une même médaille, cette médaille représente allégoriquement un holisme : ces deux crises sont due à l’absence de véritable théorie de la souveraineté, qui recouvrirait les champs économiques, politiques, sociaux et culturels. Cependant, les élites d’après-guerre ne firent pas autre chose que de poursuivre l’action de leurs aînés post-risorgimentaux. La venue au pouvoir d’intellectuels spécialisés, technocratiques, le basculement de la monarchie à la République dans des conditions référendaires précaires, la participation de l’Italie à la construction européenne, ne sont absolument pas une rupture avec les soixante-dix années qui venaient de s’écouler. C’est là encore la trace d’un manque de conscience de soi, d’un éveil national incomplet, puisque dépourvu de conscience souveraine. C’est parce qu’elle n’a jamais eu de doctrine en matière de souveraineté que l’Italie a bâclé son unification, c’est pour la même raison qu’elle a bâclé son après-guerre. Toujours obnubilée par le « banquet des nations », la classe dirigeante italienne n’a eu de cesse de soumettre l’appareil étatique à ses vues. Mais c’est aussi pour cela que les partis d’oppositions, ou même les intellectuels s’opposant au pouvoir achoppèrent à proposer une alternative. Si des auteurs comme Malaparte ou Pasolini prirent conscience des dangers économiques et culturels que représente la construction européenne pour l’Italie, ils font toutefois figure d’exceptions. Mazzini lui-même n’avait aucune conscience politique en matière sociale ; il n’appréhendait nullement les problématiques apparues après le Risorgimento et la montée du communisme. C’est parce que le but des élites – que l’on peut cette fois entendre au sens large, incluant tous ceux qui pensaient l’Italie – a toujours été de voir l’Italie comme un moyen, un moyen européen ou même rétroactivement européiste, qu’ils ont fatalement oblitérés les enjeux nationaux, donc de la souveraineté. Ils n’ont jamais pensé l’Italie comme en France les élites ont pensé la France. Machiavel est mort dans l’indifférence et le mépris, Mazarin était conseiller du roi de France. Le patriotisme italien même, si l’on doit parler du sensible, est toujours protéiforme : il peut renvoyer à un attachement provincial, linguistique, ou encore communal (au sens des anciennes cités-États). L’irrédentisme se rapproche plus du nationalisme, mais là encore il ne pense pas réellement l’Italie, il se contente d’exprimer une frustration territoriale. D’ailleurs, l’apparition extrêmement récente des mouvances eurosceptiques, voire souverainistes, témoigne de ce vide idéologique, théorique et doctrinal en Italie. Il n’est pas question de dire qu’aucune théorie de la souveraineté n’a existé ou même n’a été importée en Italie, mais que factuellement, culturellement, c’est le cas ; il n’y a pas de culture de la souveraineté en Italie, pas au sens où nous l’entendons en France. Il y a un sentiment italien, au début du XXIe siècle, de dépossession de soi, similaire à celui qui sévissait au XIXe siècle, mais ce sentiment s’inscrit encore une fois un négatif d’un état de fait. Il demeure dans l’irrationnel, le sensible, mais n’a pas encore engendré son penchant rationnel, théorique. L’Italie aurait pourtant une voie originale à suivre, une alternative quasi inédite à explorer. Elle l’avait déjà entraperçue politiquement avec Enrico Berlinguer. Elle l’avait surtout déjà parcourue intellectuellement avec Malaparte, Pasolini ou même Sartori. L’articulation des enjeux de la souveraineté avec les problématiques de la modernité, d’affirmer la souveraineté nationale italienne comme solution au problème du modernisme italien et de ses partisans, semble la seule voie à suivre pour un pays qui s’effondre sous le poids de la modernité qu’il a vainement tenté d’absorber. Il aurait fallu penser l’Italie comme un projet antimoderne, comme une antithèse du mythe européen qui fait croire à une voie unique de l’Histoire, parce que, pour reprendre Malaparte, « il est impossible de partir en guerre contre l’esprit européen hérétique et antihéroïque sans avoir au préalable combattu et vaincu les formes qu’il prend ici, antihistoriques à nos yeux et contraire à notre nature incorrigiblement antique. »

L’Italie a perdu sa course à la modernité pour plusieurs raisons : parce que ses élites ont toujours été cosmopolites, déracinées, et donc ne se sont jamais préoccupées du sens à donner à la Nation, au peuple italien. Cette course, au lieu de ralentir, de s’arrêter, a au contraire repris de plus belle avec la construction européenne, justement parce qu’elle est la continuité parfaite du cosmopolitisme politique, économique et culturel des élites italiennes depuis l’unification. Mais cette course, qui a échoué et continuera à échouer, présente maintenant des atours morbides. Pour citer une dernière fois Malaparte : « c’est la nouvelle Europe qui naît du cadavre de la vieille Europe morte. Les cadavres des femmes ensevelies sous ces décombres sont enceints. Des enfants en naîtront. L’Europe n’est autre qu’une mère moisie. »

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