Marxisme et souverainisme sont-ils conciliables ?

« Qu’est-ce que une nation ? » est probablement la question qui tourmenta le plus les penseurs marxistes au début du XXe siècle. Enjeux et problématiques sont en effet très différents selon la définition que l’on en donne, et c’est précisément la question nationale, expression que l’on doit à Karl Kautsky, qui causa la plus ardue des disputes marxiennes, non seulement entre orthodoxes et ceux appelant à réviser les positions des pères fondateurs Marx et Engels, mais aussi entre les tenants d’une position globale et ceux appelant à une méthode privilégiant le cas par cas. La genèse de ce conflit chez les marxistes provient justement du vide doctrinaire de Marx et Engels, mais aussi du fait que le mot nation, que l’on retrouve dans leurs correspondances, ne recouvrait pas la même acception qu’on lui connaît aujourd’hui. Lorsque Karl Marx parlait de nation, il désignait la société civile, laquelle ne sera correctement définie qu’avec Antonio Gramsci. Par ailleurs, Marx répugnait à traiter la question nationale, à savoir si sa théorie pouvait se conjuguer avec les intérêts nationaux, et éventuellement dans quelle mesure elle pouvait l’être. Pour l’orthodoxie marxiste en général, la formule de Guesde et Liebknecht faisait foi : « il n’y a pas de nations aujourd’hui. Il n’y a que des classes. » Et Karl Marx de mettre en garde contre « les philistins qui s’enflamment pour les nationalités. » La question irlandaise secouera néanmoins les oblitérations de Marx et d’Engels lors de la IIe Internationale, et ce dernier, dans ses lettres, se montrera enclin à faire évoluer la position initiale qu’il tenait avec son ami, mais en se bornant au cas irlandais, faisant de l’Irlande l’exception censée confirmer la règle, soit qu’elle fut la seule nation pouvant être « nationale avant d’être internationale ». C’est Karl Kautsky qui fera sensiblement bouger les lignes en 1896, en affirmant que « la vieille position marxiste est devenue insoutenable. » Rosa Luxemburg alla même jusqu’à dire qu’il fallait « revoir les vieilles idées de Marx sur la question nationale » afin de trouver le moyen de les fondre dans la doctrine marxiste. Toutefois, il faudra attendre que les marxistes austro-hongrois comme Otto Bauer ou Renner produisent leurs ouvrages pour que les débats de l’Internationale sortent de l’onanisme intellectuel, dont plusieurs membres, notamment Medem, faisaient pourtant remarquer que le communisme s’illustrait par son retard sur la question, en comparaison des mouvements politiques nationaux. La question de la conciliation entre marxisme et souverainisme est cruciale, car les oppositions entre marxistes, le postulat des fondateurs, et les aspirations de l’idéologie en tant que telle nous poussent à nous demander si le marxisme serait toujours le marxisme s’il embrassait les causes nationales, et notamment celle de la souveraineté.

NATION, NATIONALITÉS, PEUPLE OU PATRIE ?

Le premier obstacle des marxistes, historiquement, était d’ordre terminologique. Il faut dire que le seul modèle de construction nationale auquel ils furent contemporains se dessinait au travers du schéma « État-Langue-Nation ». Engels et Marx utilisaient les termes « nation » et « nationalité » sans rigueur sémantique avérée, parlant toutefois de « nation révolutionnaire » et de « nation contre-révolutionnaire ». Engels préférant la dialectique hégélienne donna les fameuses formules de « peuple historique » et de « peuple sans histoire », ce dernier s’entendant comme le peuple qui fut toujours dominé par un autre peuple et qui n’a jamais marqué l’histoire humaine. À cela il faut ajouter la critique d’Engels de la vision de Napoléon III qui reconnaissant le principe des nationalités, critique sous-jacente du panslavisme, et les différentes méthodes, sociologiques et idéologiques, de définir la « chose » nationale, si l’on peut dire, et ne parlons pas des notions d’indépendance, d’autonomie, d’autodétermination qui sont des synonymes parfaits sous sa plume.

Otto Bauer

C’est Renner, théoricien et sociologue du droit, qui, le premier, qui discerna clairement État, nation et nationalité, mais sous un prisme juridique, et subordonné au contexte particulier de l’Empire austro-hongrois et la réorganisation de ce dernier. Otto Bauer procéda différemment. Dans son fameux ouvrage La question des nationalités et la social-démocratie, il privilégia la voie sociologique, estimant qu’une nation est avant tout une question sociale et ce fut par empirisme qu’il finira par formuler une définition prudente de la nation : « la nation est l’ensemble des hommes liés par une communauté de destin en une communauté de caractère. » L’on sent la prise en compte du fameux « plébiscite de tous les jours » de Renan mais aussi l’idée de « permanence autour d’un noyau originel » de Van Gennep, et donc le contrepied de la définition orthodoxe de Kautsky qui prenait la langue comme facteur cardinal du fait national. Seulement, une fois cette définition posée, formulée, et dans une certaine mesure évidemment contestée, la distinction entre nation et nationalité posa d’autres disputes idéologiques. Les nationalités, ou « nations sans histoire » d’Engels étaient-elles vouées, comme le pensait ce dernier, à disparaître au profit de modèles ayant atteint un stade civilisationnel comme la France ? Se dirigeait-on vers un monde éclaté, tribal, ou au contraire vers un modèle national assimiliationniste ? Otto Bauer exprima ici aussi une affirmation hétérodoxe, prévoyant le réveil des « nations sans histoires », notamment balkaniques, mais aussi le nivellement culturel des nations par la mondialisation et l’interdépendance que cette dernière engendre. Otto Bauer se fit aussi le fervent défenseur du « vieil idéal d’État national » et du droit à l’autodétermination des peuples, qu’il estimait trahis par la bourgeoisie. Le mot d’ordre de Bauer était simple : « Intégration de tout peuple à la communauté nationale de culture, conquête de l’autodétermination complète de la nation, différenciation spirituelle croissante des nations – tel est le sens du socialisme. » Mot d’ordre qui sera hélas lancé dans l’indifférence la plus totale ; seul Jaurès aura une formule similaire en affirmant que le socialisme est l’aboutissement de la République. L’on notera toutefois que l’avenir donnera raison à Bauer en ce qui concernait le réveil des « nations sans histoires », comme en attesta le morcellement des États balkaniques.

Cette divergence ne fut pas que théorique, mais aussi pratique. Rosa Luxembourg s’opposera aux tentatives d’élaboration d’une doctrine marxiste résolvant la question nationale, tout comme l’ouvrage de Bauer récoltera de nombreuses critiques, notamment de Kautsky. Cette confusion terminologique chez les marxistes n’est cependant qu’une conséquence d’une autre confusion, idéologique et théorique, qui figurait déjà chez les pères fondateurs ; quel sens politique faut-il donner à l’internationalisme ? Quelle forme pratique ce dernier doit-il revêtir ? Y a-t-il véritablement une différence entre l’internationalisme tel que l’entendait Marx et le cosmopolitisme utopique ?

INTERNATIONALISME CONTRE COSMOPOLITISME

Rosa Luxemburg

Le Manifeste du Parti Communiste fait longuement, et pertinemment, état des conséquences désastreuses de la mondialisation dont Marx et Engels furent contemporains. Il posa le postulat d’un phénomène économique et politique profitant aux classes bourgeoises dont le but n’est que la chrématistique, et annonça même l’avènement du consumérisme. Toutefois, la mondialisation en tant que telle ne fut pas abordée par Marx et Engels comme l’ont fait un Philippe Séguin ou un Jean-Pierre Chevènement. Plus généralement, seules deux « nations » sont reconnues par eux ; le prolétariat et la bourgeoisie capitaliste, et de la libération de la première devrait advenir une union étroite qui effacerait les « vieilles reliques de peuples ». Marx dépréciait foncièrement la question nationale, affirmant que la question des classes prime par-dessus toute autre problématique. L’analyse des nations ne se traduit, sous sa plume, que sous le prisme historiciste. Cette absence théorique et doctrinaire n’est pas innocente, mais tributaire de la volonté de Marx et d’Engels ; paradoxalement, cette absence constitue même la clef de voûte de leur réflexion globale. Au mieux, il est possible de comprendre que pour Marx et Engels la conquête de la souveraineté nationale, soit l’indépendance ou l’autodétermination, ne saurait être autre chose qu’un moyen. La finalité idéologique telle qu’ils la pensèrent demeurait l’union mondiale des prolétaires, de telle sorte qu’elle recouvre une dimension messianique qui dépareille dans la dialectique marxiste qui se voulait rigoureusement scientifique. L’internationalisme se confondait totalement avec le cosmopolitisme dès la moitié du XIXe siècle chez les socialistes orthodoxes, dont Otto Bauer disait qu’elle était « la prise de position la plus précaire et la plus primitive envers les luttes nationales du monde bourgeois. » Ce cosmopolitisme se traduisant par la substitution « à toutes les formes de nationalisme un internationalisme qui est la fusion de toutes les nations dans une unité supérieure. » Cette déconnexion envers les réalités nationales qui émergeaient à la fin du XIXe et au début du XXe siècles causa la remise en cause du dogme marxiste qui s’égarait dans ce qu’on appelle depuis un internationalisme utopique ; en premier lieu par Kautsky et Luxemburg. Toutefois, si cette dernière joignit sa voix pour réclamer une révision idéologique et théorique, elle affirma plusieurs postulats contradictoires, plaidant d’une part le droit à l’autodétermination des peuples balkaniques tout en refusant d’une autre que la Pologne y prétendît aussi. Partant d’une dénonciation du postulat marxiste qu’elle jugeait dépassé, elle appliqua pourtant strictement les principes de Marx concernant l’indépendance nationale. Dans le meilleur des cas, la confrontation de la question nationale, pour Rosa Luxemburg, ne devait être que ponctuelle, mais en aucun cas être insérée dans le génome marxiste. Lénine déconstruira longuement les contradictions de Luxemburg dans son fameux article « Le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », estimant que Luxembourg commettait l’erreur d’oblitérer l’important apport d’Otto Bauer sur la définition de la nation, qui englobe une partie psychologique, au profit de la seule réponse de Kautsky à ce dernier. Par ailleurs, Lénine lui-même, bien que brillant par sa position attentiste lors de ces débats, finit par opter par un compromis en arguant que seules les grandes nations avaient une chance d’être viables et de supporter les rapports de forces avec les autres nations. « Nous sommes les adversaires du particularisme ; nous sommes persuadés que toutes choses égales par ailleurs, les grands États peuvent résoudre avec infiniment plus de succès que les petits les problèmes engendrés par le progrès économique et ceux que pose la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie » est un argument qui aujourd’hui est largement repris par les tenants de la construction européenne, et même de la mondialisation en général. En soi, l’on peut imaginer que l’argumentaire léniniste avait aussi pour but de concilier la théorie avec la pratique du pouvoir.

En réalité, le cœur du débat des marxistes se résumait à se demander s’il convenait de joindre, voire de fusionner, les objectifs socialistes avec les objectifs nationaux, bref de formuler une compatibilité entre eux. Les divergences, voire les contradictions, constituant les écrits des pères fondateurs et la sacralisation dogmatique dont ils firent l’objet furent la cause du déchirement idéologique des Internationales successives. Bien qu’Engels se révélait moins inflexible sur la question que Marx, l’on notera que si dans une lettre à Bernstein de la fin Février 1882 il affirmait clairement que « Nous devons œuvrer à la libération du prolétariat d’Europe occidentale et nous devons subordonner tout le reste à cet objectif », il écrivit pourtant trois semaines plus tôt à Kautsky que « Pour un grand peuple, il est historiquement impossible de discuter sérieusement de la moindre question interne aussi longtemps que l’indépendance nationale fait défaut. » Enfin, il exprima un point de vue différent de celui que Luxemburg prendra, en soulignant que le socialisme n’a aucunement vocation à contrecarrer les ambitions populaires d’indépendance nationale, estimant par ailleurs que « le mouvement international du prolétariat n’est a priori possible qu’entre nations indépendantes. » Engels entendait l’internationalisme comme coopération entre nations libres, au moins à la fin de sa vie, là où Marx l’entendait précisément comme un cosmopolitisme supranational.

La question de l’État comme personnification juridique d’une nation n’a cependant été soulevée que par les austro-marxistes, et notamment Bauer et Kautsky. La parution de l’ouvrage du premier contraignit le second à développer son analyse sur le fait national. Selon Kautsky, l’État-nation s’imposa comme la forme classique d’État moderne au début du XXe siècle parce que la langue constituerait le ciment culturel cardinal d’une nation, au risque d’évacuer la communauté de destin. L’on sent chez Kautsky les paradigmes propres de la pensée allemande du déterminisme, qui fondait justement

Karl Kautsky

l’existence d’une Nation sur la langue et non sur la communauté de destin. L’explosion d’États multinationaux comme l’Autriche-Hongrie était donc avant tout causée selon lui par l’évolution démographique des nationalités, mais sans qu’il ne la liât à la question du « plébiscite de tous les jours » formulée par Renan en France. La viabilité d’autres États multinationaux comme la Suisse ou la Belgique n’aurait été possible selon lui que par des facteurs géopolitiques et d’un développement arriéré. Bien que reprochant à Otto Bauer d’avoir voulu rationaliser ce qui ne pouvait l’être, Kautsky commit le même impair en ne prenant pas en compte le critère de communauté de destin au profit de faits culturels objectifs. Bien qu’il opposait que le sentiment national n’empêcherait pas la formation d’État multinational sous la forme d’une fédération, mais ce faisant il oblitérait les enjeux de la souveraineté nationale. C’est d’ailleurs pour ce type de prise de position qu’Engels exprimait son désaccord en affirmant que l’indépendance nationale ne devait être contrecarrée par le socialisme, au contraire. Citant le cas de l’Irlande et de la Pologne notamment, Engels affirmait que : « c’est lorsqu’ils [les Irlandais et Polonais] sont nationaux qu’ils sont le mieux internationaux. » Deux tendances idéologiques se formèrent naturellement de cette divergence originelle, toujours affiliées à l’internationalisme comme conception de coopération entre nations ou mouvement nationaux œuvrant pour une cause commune – le socialisme, sans que ce dernier se substitue à la souveraineté – et le cosmopolitisme utopique véhiculant notamment l’image du « village mondial ». Otto Bauer, au contraire, intégra la dimension spirituelle, Lénine dira « psychologique », de la nation, estimant qu’elle est la cumulation de deux critères primordiaux : la communauté de destin (coïncidant avec l’expérience commune plus qu’avec l’identité) et la communauté de caractère (comme la classe sociale). De même, Bauer considérait qu’en sus d’être une communauté de nature, la Nation est aussi une communauté de culture. Voilà pourquoi Otto Bauer définit la nation comme « une communauté de destin qui se constitue à partir d’une communauté de caractère. » Formulé en d’autres termes, il ajoutait que « le fait de la nation n’est pas le produit d’une simple identité de destin, mais qu’elle ne se constitue que dans l’interaction constante des camarades de destin, la distingue de toutes les autres communautés de caractère. »

MARXISME-SOUVERAINISME OU SOCIAL-PATRIOTISME ?

La question qui se pose, en substance, revient à se demander si le marxisme peut donc se combiner avec le souverainisme, sans que l’un ne dénature l’autre. Otto Bauer avait prédit le « réveil des nations sans histoires » envers et contre tous les arguments des marxistes orthodoxes, et la chute de l’URSS tout comme les guerres balkaniques lui donnèrent raison. Antonio Gramsci avait déjà longuement analysé l’impossibilité politique pour le communisme de s’accomplir dans toute l’Europe de manière uniforme. Préconisant une adaptation à chaque cas national, il subordonnait déjà la théorie à la pratique, en l’espèce la lutte culturelle. Sa philosophie de la praxis mettant en avant les interactions sociales plutôt que les structures, sa fascination pour Charles Péguy, et l’incorporation des enjeux et problématiques culturels des partis politiques, mais aussi des élites, éclairées et bourgeoises, dévoilaient la complexité sociale d’une nation que Marx et Engels avaient oblitérée. Benedetto Croce relevait par ailleurs une correspondance d’Engels où ce dernier confessait que Marx et lui-même n’avaient pas cherché à concevoir une formule générale, ni rigoureuse, de leur théorie, mais de la former selon les impératifs culturels du moment. C’est pourquoi l’accent fut mis sur l’économie au détriment du politique, chose qu’Engels admit regretter dans sa correspondance tardive, mais aussi que la théorie marxiste se devait avant tout d’être une lanterne. À ce titre, l’apport gramscien, peu importe qu’il fût considéré comme hétérodoxe ou non, constitua un éclairage, sinon une mise à jour, capitale du logiciel marxien. De même, Otto Bauer et Jaurès entretenaient le paradigme similaire selon lequel le socialisme n’était que l’aboutissement de la démocratie ou de la République, et qu’il ne remettait absolument pas en cause le principe de souveraineté, au contraire. Otto Bauer ajoutait même que la démocratie socialiste encouragerait les différences culturelles entre les nations du fait qu’un régime démocratique présentait la vertu de préserver sa population de l’imposition d’une culture étrangère par un pouvoir despotique.

L’eurocommunisme développé à la fin du XXe siècle par Berlinguer incarna une nouvelle étape vers un communisme centré sur les enjeux locaux ; rompant avec l’alignement traditionnel sur Moscou, la fondation de ce que l’on pourrait dénommer à rebours d’une internationale européenne reconnut les spécificités nationales et prenant réellement en compte les problématiques de la mondialisation. La direction qu’avait prise Berlinguer allait cependant plus loin ; la critique marxienne du capitalisme était résolue par la fin du développement, où il rejoignit les opinions de Pier Paolo Pasolini.

Dans l’absolu, le seul obstacle théorique à l’alliance entre le marxisme et le souverainisme est purement d’ordre idéologique. Si l’on se conforme à l’orthodoxie marxiste et son dogmatisme, mettre sur pied un « marxisme-souverainisme » relèverait alors du non-sens le plus total. Si en revanche l’on estime, à l’instar de Jaurès, que le socialisme est l’aboutissement de la République, et que cette dernière n’a pas à se fondre dans un cosmopolitisme utopique, la souveraineté nationale et populaire, et plus largement le fait national, peuvent parfaitement se conjuguer avec les principes marxiens ; rappelons que l’indépendance nationale comme réalisation du communisme était inclue dans la pensée de Marx, mais que celui-ci la mésestimait en n’y voyait qu’une transition, dont la finalité fit l’unanimité contre elle. La construction européenne est une démonstration de plus de l’impossibilité d’homogénéiser des cultures nationales. L’erreur de Marx et d’Engels fut de supplanter la nationalité par la classe sociale, soit la communauté de destin par la communauté de caractère, pour reprendre l’expression de Bauer. Ils ne prirent pas en compte l’absence de démos européen ; leur analyse du printemps des peuples se bornait à faire ce qu’ils récriminaient aux philosophes, soit de se contenter d’une interprétation du monde.

Il est pourtant évident que, désormais, « un spectre hante l’Europe : le spectre du souverainisme. » La Sainte-Alliance n’est plus constituée par l’élite de la réaction européenne, mais par les milieux financiers et capitalistes qui, au contraire d’un Metternich ou d’un Guizot, se parent de tous les oripeaux du Progrès. La conciliation entre marxisme et souverainisme apparaît donc plus pertinente que jamais. La mutation des traités, devenus avec l’Union Européenne de véritables modes de gouvernement puisque conservant leur force juridique contraignante, n’était pas une situation à laquelle au les intellectuels marxistes comme Kautsky ou Luxemburg furent confrontés. Bien qu’Otto Bauer appréhenda l’évolution des traités en ce sens, il n’en analysa les risques que superficiellement. Quand bien même l’inclusion de problématiques nationales spécifiques ne rendrait pas possible la dénomination de « marxisme-souverainisme » au profit de « social-patriotisme », l’analyse marxienne et gramscienne tout comme une importante partie des objectifs communistes n’apparaissent pas fondamentalement incompatibles avec le souverainisme. Si, comme le disait Simone Weil, le problème de la théorie marxiste étant que « la méthode découle de la conclusion », le souverainisme aurait cependant tout à gagner en puisant dans la méthode marxienne. L’écueil à éviter serait de se compromettre dans des débats stériles autour de concepts que l’on chercherait abusivement à doter de nuanciers kaléidoscopiques, à l’image de ceux que nous avons abordés, au détriment d’une terminologie claire et explicite. Comme le rappelait Jacques Sapir dans une entrevue au Figaro « L’identité et le souverainisme » le 21 Mai 2017, le souverainisme est constitué de trois courants : social, politique et identitaire. Si ce dernier trait peut susceptiblement incarner à lui seul une incompatibilité avec le marxisme si l’on prend en compte le projet de ce dernier de former un « homme nouveau », mais aussi qu’il serait secondaire au profit de « la communauté d’expérience commune » de Bauer, la dimension sociale du souverainisme peut en revanche totalement l’incorporer, ou tout du moins en partie. Si social-patriotisme il peut y avoir, ce dernier doit reprendre et élaborer une doctrine sociale issue aussi bien des idéaux jacobins propres à la France que ceux provenant du communisme, dont Marx et Engels ne sont pas le seul horizon théorique. La richesse du marxisme a justement résidé dans son évolution et son développement théorique tout au long du XXe siècle par des penseurs tel que Gramsci, mais aussi politique grâce à Pasolini et Berlinguer.

2 commentaires sur “Marxisme et souverainisme sont-ils conciliables ?

  1. Excellent article
    Peut être aurait il été utile de parler de James Connolly ,marxiste patriote ,chef de l’ Armée des Citoyens ,fusillé par les Anglais en 1916 ,pour lui sans libération nationale pas de socialisme possible
    (cf un ouvrage de Roger Faligot,Maspero,1978).

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