Outrage à la Catalogne ?

De la question régionaliste en France et en Espagne

« Lorsque l’on compare cette situation, si fortement assise sur la conscience de tous, à celle des principaux états européens, qui ont moins à compter avec leurs voisins qu’avec eux-mêmes, on a le secret de notre puissance morale et des ombrageuses susceptibilités qu’elle excite ».

Écrit en 1847 dans un article méconnu de la Revue des Deux Mondes (« De la Constitution de l’unité nationale en France »), le mot du diplomate et publiciste Louis de Carné résonne avec une force nouvelle à la lumière de la grave crise institutionnelle que traverse l’Espagne depuis plusieurs mois. La réflexion, jetée sur le papier à l’agonie de la Monarchie de Juillet, pourrait bien sûr se prêter à l’ironie moqueuse du lecteur contemporain. On a en effet toujours promptement raillé la vantardise balourde de cette France si jacobine, si centralisatrice, si sûre du bon droit de son rouleau-compresseur uniformisateur, de son administration tyrannique et de son marteau fiscal assourdissant. Les quarante dernières années de la Vème République ont d’ailleurs contribué à transformer ce qui n’était au départ qu’une moquerie en une croisade vengeresse, dont la décentralisation et le détricotage institutionnel furent les plus marquantes batailles. Dans ces conditions, comment la froideur de l’œil français pourrait-elle comprendre le martyr de la Catalogne, brutalisée par un État central hypocrite et aveugle au « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ?

Le caractère profondément injuste de cet argument, souvent repris depuis le référendum organisé par la Généralité de Catalogne le 1er octobre 2017, se révèle pleinement si l’on prend le temps de se saisir de la loupe de l’Histoire. Car il serait trompeur de croire que la matrice centralisatrice de la France fut de tous temps une évidence gravée dans le marbre. En réalité, la Monarchie comme la République ont été éprouvées au fil des siècles par toutes les formes de séparatismes et de fractures possibles et imaginables. Séparatisme des grands féodaux, avec la guerre civile des Armagnacs et des Bourguignons entre 1407 et 1435. Séparatisme religieux, symbolisé dans la seconde moitié du XVIème siècle par près de quarante années de conflits sanglants entre catholiques et protestants, dont l’édit de tolérance de Nantes de 1598 ne sera qu’un répit. Séparatisme des juges et des magistrats, avec l’opposition séculaire des parlements d’Ancien Régime aux réformes impulsées par les souverains français, réformes dont l’échec sera l’une des étincelles de la Révolution française. Enfin, séparatisme populaire et linguistique, y compris au moyen du terrorisme, en particulier avec les cas les plus récents du Pays basque et de la Corse.

Cette violence latente héritée de l’Histoire, l’État la perçoit, la ressent et sait aussi s’en souvenir, d’autant plus qu’elle est souvent en partie dirigée contre lui. L’un des principaux salons de l’Hôtel de Beauvau, siège du Ministère de l’Intérieur, n’a-t-il pas été rebaptisé au nom de Claude Érignac, préfet assassiné en 1998 par des indépendantistes corses ? Certes, la France est aujourd’hui relativement stabilisée de ce point de vue, tout du moins sur la question précise de l’indépendantisme. Il peut donc s’avérer complexe d’envisager à quel point la société espagnole, toujours maintenue éveillée par le souvenir de la guerre civile de 1936-1939, puisse elle aussi être saturée d’une violence interne difficilement imaginable pour un Etat européen au XXIème siècle. Tout comme il peut être choquant de constater que la réponse institutionnelle, en anticipant une éventuelle fracture indépendantiste, puisse elle aussi comporter sa propre et inévitable dimension de violence.

Une telle considération nous semble toutefois ignorer que ce qui fonde l’une des caractéristiques majeures de la démocratie et des Etats-nations modernes, même lorsqu’ils sont fédéraux ou régionaux comme l’Espagne, reste une forme de solidarité – notamment fiscale – sans condition préalable entre les citoyens et les territoires. Si l’on part de ce postulat, les particularismes et les éventuelles exceptions à ce principe ne sauraient être tolérés que par la Loi régulièrement votée par la représentation nationale, seule à même d’approcher au plus près de la volonté de l’ensemble des citoyens. Souvent dénoncée par les indépendantistes, la Constitution espagnole de 1978 tente pourtant de réaliser cette délicate mais nécessaire synthèse entre ces deux aspirations contradictoires. Son article 2 notamment, fonde « l’unité indissoluble de la nation espagnole » en même temps qu’il « reconnaît et garantit le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent et la solidarité entre elles ». On constate donc aisément à quel point le principe de solidarité, au moins comme fiction nécessaire, reste au cœur de la force et de la stabilité de tout édifice institutionnel démocratique.

Pourtant, certains ont pu s’émouvoir de la vigueur de la réaction – en particulier policière – du gouvernement espagnol à l’égard des autorités et des manifestants catalans, malgré le fait que Barcelone ait unilatéralement organisé un référendum déjà déclaré illégal par le Tribunal constitutionnel du pays. Jetant aux oubliettes tout sens de la mesure, d’autres ont même dénoncé  un fantasmatique « retour au franquisme » ou encore une « négation du vote et de la démocratie ». Mais la véritable question n’est toutefois jamais posée : faute d’intervention des forces de l’ordre, quelle aurait dû être la réaction exacte de Madrid ? Pour l’Etat, l’enjeu de ce type de situation relève d’une dimension tout autant symbolique que politique. Symbolique, parce que laisser s’organiser un tel référendum, même nul et non avenu, serait revenu à envoyer un intolérable signal de faiblesse pour les institutions, qui seraient à l’avenir devenues contestables à merci et à loisir. Politique, parce qu’il est dans la nature et la justification de l’Etat d’assurer à la totalité des citoyens que les évolutions qui concernent l’ensemble du pays ne puissent être captées par une minorité agissant en dehors des lois et de la Constitution approuvées par tous. « On ne saurait s’imaginer le mal qui arrive à un Etat quand on préfère les intérêts particuliers aux publics et que ces derniers sont réglés par les autres ». La maxime émise en 1688 par le Cardinal de Richelieu dans son Testament politique prend ici tout son sens.

Lluís Companys avait déclaré l’État catalan dans la République fédérale espagnole en 1934

Face à ce constat, l’argument généralement avancé par les indépendantistes est que la loi serait injuste, le Gouvernement sourd et la Constitution biaisée, ce qui en tout état de cause justifierait le coup de force. Mais dans cette logique, ne reviendrait-il pas à la Catalogne – qui constitue la minorité – de convaincre l’ensemble des citoyens espagnols que la tenue légale d’un semblable référendum est non seulement nécessaire, mais aussi qu’elle est la meilleure solution pour l’avenir du pays ? On admet bien volontiers que ce que la loi a fait, elle est aussi capable de le défaire ; qu’une Constitution, même si elle doit être stable, « courte et obscure » (pour reprendre la célèbre formule de Napoléon), doit aussi faire montre d’une certaine souplesse pour adapter ses mécanismes institutionnels aux évolutions de la société. En France, les identités régionales – par le volet linguistique – se voient reconnaître une appartenance au patrimoine de la Nation, comme le prévoit l’article 75-1 de la Constitution. Fait exceptionnel, la possibilité d’une indépendance future d’une partie du territoire national est également envisagée, en toute légalité : l’accord constitutionnalisé de Nouméa du 5 mai 1998 prévoit ainsi un référendum d’autodétermination pour la Nouvelle-Calédonie, dont la tenue s’effectuera en 2018.

Mais ces résultats ne peuvent être obtenus que par un débat politique préalable qui englobe l’ensemble du pays et qui ne puisse être légitimé que par l’acceptation commune de la Loi. C’est le cas pour le scrutin calédonien à venir, tout comme ce fut le cas pour le référendum écossais du 18 septembre 2014. La démocratie ne consiste pas à ce que des minorités, auto-convaincues de leur bon droit et de l’absence de toute forme de réaction de l’autorité centrale, puissent unilatéralement organiser des votations populaires au gré de leur fantaisie. Dans le cas présent, la légitimité de cette minorité est d’autant plus discutable que rien n’indique que son opinion soit majoritaire en Catalogne-même. Les indépendantistes contemporains, qu’ils soient Basques, Catalans, Flamands, Antillais ou Corses, ont à cet effet parfaitement saisi l’intérêt de la communication et de la nécessité de se poser en victimes de l’Etat. En réalité, ce qui sépare radicalement la situation de deux nations comme la République française et le Royaume d’Espagne tient à la fois à un gouffre institutionnel et à une différence de degrés.

Dans son discours de réception à l’Académie française du 13 décembre 1834, le si décrié Adolphe Thiers n’hésitait pas à chanter « ce peuple de trente-deux millions d’hommes, obéissant à une seule loi, parlant une seule langue, presque toujours saisis au même instant de la même pensée, animés de la même volonté, et marchant tous ensemble du même pas au même but ». Assise sur la force historique de l’Etat, le maillage territorial de l’Administration et le volontarisme du pouvoir exécutif, qu’il soit royal ou présidentiel, la France a dès la fin de l’ère féodale su organiser le brassage et l’uniformité de ses différentes composantes. Ce fut l’un des rôles historiques de l’école, de la conscription et du découpage administratif départemental, auquel les Français témoignent aujourd’hui un fort attachement alors même qu’il ne correspond aucunement à la carte des « identités naturelles ». C’est ce qui a autorisé la France à sécuriser ses régions les plus stratégiques et industrieuses, comme les bassins parisien ou lyonnais, dont on voit bien aujourd’hui que la fibre régionaliste y est singulièrement faible, sinon inexistante. Cette dernière est en revanche beaucoup plus vigoureuse dans des secteurs plus périphériques, comme la Bretagne, la Corse ou l’Outre-Mer.

Mais même dans ces cas qui nous occupent, les diverses revendications – qu’elles relèvent du folklore linguistique ou de l’exceptionnalisme fiscal et administratif – ne débouchent que très rarement sur l’apogée indépendantiste. Du fait de leur relative faiblesse économique et politique, les militants de ces régions ont très vite compris que leur intérêt se situait moins dans l’indépendance que dans l’autonomie, moins dans la lutte armée que dans le chantage, moins dans la séparation que dans le fait de réclamer toujours plus d’aménagements et de transferts de compétences sans contreparties. Comment expliquer sinon que les députés « nationalistes » de Pè a Corsica se rendent à Paris non pas pour négocier la sécession, mais pour exiger du Gouvernement qu’il accorde à la Corse les multiples prébendes fiscales particulières auxquelles cette dernière s’estime éligible ?

L’INDÉPENDANTISME CATALAN, INDÉPENDANTISME DES RICHES

La déclaration au balcon de la Generalitat le 6 Octobre 1934

C’est tout l’inverse de la situation de la Catalogne, dont le poids considérable dans l’économie du Royaume – mais également dans la dette publique de la Nation … – la rend indispensable à la solidarité fiscale du pays, et donc à la redistribution entre régions. Or, c’est bien cette solidarité que le gouvernement catalan ne souhaite plus assumer en premier lieu, en dépit de la véhémence de son discours sur l’identité nationale. En réalité, l’impotence séculaire de l’Etat espagnol, qui ne fut guère égalée que par la médiocrité de ses souverains – songeons à l’interminable règne de Charles l’Ensorcelé – et leur incapacité à contrebalancer le pouvoir parasitaire de la Grandesse a déjà permis à de véritables identités régionales de s’assurer des droits. Aujourd’hui encore, le Préambule de la Constitution ne proclame-t-il pas la nécessité de « protéger tous les Espagnols et tous les peuples d’Espagne dans l’exercice des droits de l’homme, de leurs cultures et de leurs traditions, de leurs langues et de leurs institutions » ? La Catalogne n’a-t-elle déjà pas droit à sa propre communauté autonome, à son propre gouvernement, à sa propre langue, à une maîtrise renforcée sur les finances locales ? Il faut donc rendre grâce à Felipe VI d’être sorti de la réserve naturelle qui a si souvent caractérisé la monarchie espagnole pour rappeler certains de ces faits objectifs. Et ses paroles résonnent d’autant plus pour un Français lorsque l’on garde en tête l’idéal-type monarchique défini par Ernest Renan : « le roi de France […], le type idéal d’un cristallisateur séculaire ; le roi de France, qui a fait la plus parfaite unité nationale qu’il y ait ».

À l’image de ses confrères écossais ou flamands, l’indépendantisme catalan relève donc moins de la logique purement identitaire que du sécessionnisme des riches, moins de l’arrogance régionale que du refus de verser aux caisses d’un Trésor Public sur lequel il n’exercerait pas un plein et souverain contrôle. Sans lui être totalement identifiable, il rejoint dans son principe actif le mouvement du séparatisme municipal londonien alimenté par la décision des Britanniques de sortir de l’Union européenne en 2016. À cet égard, ce serait donc faire injure à Bruxelles que de lui reprocher son manque de soutien à l’égard de la Catalogne face à l’intervention des forces de l’ordre. Les institutions européennes ont au contraire toujours activement soutenu la logique régionale. Comment par exemple interpréter autrement le fait qu’en 2014 en France, l’essentiel de la gestion des fonds structurels de l’UE ait été confié à l’autorité des régions ?

Le principe du particularisme régional porte en lui-même une dangerosité et un potentiel de violence refoulée qui surgissent aujourd’hui en Catalogne pour des raisons majoritairement liées à des prédispositions historiques et à la faiblesse institutionnelle du Royaume. Las, les chefs d’Etats européens contemplent avec circonspection un spectacle qu’ils considéraient encore impossible il y a quelques mois, assurés du fait qu’une telle vague ne pourra jamais les emporter. Pour combien de temps encore ?

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