Souveraineté et irresponsabilité

La responsabilité, en droit constitutionnel, se rapporte à l’obligation des gouvernants, présidents d’assemblées, voire du président de la République, à assumer politiquement et juridiquement le pouvoir qu’ils exercent et donc la possibilité d’être censurés ou, au contraire, confirmés, par l’usage du pouvoir qui leur échoit. C’est par exemple à ce titre que l’Assemblée Nationale peut former une motion de censure à l’égard du gouvernement, puisque le Premier Ministre est responsable devant elle. Au contraire, le Président de la République française fut toujours constitutionnellement irresponsable, soit irrévocable par les chambres parlementaires, le gouvernement, ou le peuple. La Ve République marqua cependant une césure en organisant une forme de responsabilité indirecte du Président de la République, le mettant au même niveau que le Premier Ministre et les Présidents d’Assemblée. Cette rupture dans la pratique constitutionnelle découle d’une philosophie largement explicitée par René Capitant dans ses Écrits politiques : l’irresponsabilité du Président de la République valait quand ce dernier était dépourvu de tout pouvoir, sinon de nommer le président du Conseil sans qu’icelui ne fût soumis au premier, tandis que la Ve République l’extirpa du simple rôle d’arbitre – ou de « Président des chrysanthèmes » pour réutiliser un célèbre sobriquet – pour le consacrer clef de voûte du système institutionnel, son élection au suffrage universel direct lors de la réforme de 1962 achevant de consacrer le processus démocratique impulsé en 1958. En effet, selon Capitant, la Ve République se voulant « le gouvernement du peuple par le peuple », c’est ce dernier qui incarne le souverain du régime républicain, et bénéficie de l’irresponsabilité à ce titre. Cette dernière étant le seul apanage du souverain, il était donc logique de lui donner tous les moyens possibles pour sanctionner ou censurer ses représentants comme le gouvernement et le Président, par le suffrage universel direct, mais surtout par l’usage du référendum, véritable innovation institutionnelle de la Ve République. Dès lors, si seul le souverain bénéficie de l’irresponsabilité, l’on peut s’interroger sur l’appréhension des notions de souveraineté nationale et de souveraineté populaire perçues sous cet angle nouveau. De même, si l’irresponsabilité populaire est censée garantir au peuple sa pleine souveraineté, qu’en reste-t-il face à la construction européenne, dont la Commission bénéficiant du monopole d’initiative législative est elle aussi irresponsable ?

L’IRRESPONSABILITÉ, PRIVILÈGE DU SOUVERAIN

L’irresponsabilité est donc le privilège du souverain, ce dernier, quoiqu’il soit – président, césar, prince ou peuple – l’exerce toujours pleinement et totalement, précisément parce qu’il jouit de l’irresponsabilité. Qu’icelle soit octroyée par les augures comme ce fut le cas avec l’imperium, de droit divin comme sous l’Ancien Régime, ou nationale-populaire depuis la Révolution ne change rien à sa nature. L’irresponsabilité populaire, qui fit théoriquement du peuple le véritable souverain, reposa cependant la question de l’articulation entre souveraineté nationale et souveraineté populaire en vue de les concilier (A), mais fut largement remise en question par les nombreuses réformes et pratiques constitutionnelles succédant à l’ère gaullienne (B).

A] Pas de souveraineté nationale sans souveraineté populaire

Si l’irresponsabilité est l’apanage du souverain et que ce dernier est incarné par le peuple et non par une instance ou un homme en particulier, même providentiel, la relation entre souveraineté nationale et souveraineté populaire s’en trouve quelque peu changée. Si la souveraineté nationale fait des représentants les seuls à même d’exercer la souveraineté, l’instauration du suffrage universel direct par lequel ils doivent tous passer, ainsi que le Président de la République, brisa ce monopole et les soumit à l’arbitrage populaire, par l’élection et par la voie du référendum. Le risque plébiscitaire prétexta d’ailleurs pendant longtemps le bannissement de ce dernier dans les pratiques constitutionnelles. Le plébiscite, contrairement au référendum, incarne en effet une véritable usurpation de la souveraineté ; il suppose que le peuple en confie l’exercice à un homme seul « qui a préalablement conquis le pouvoir et qui prétend le conserver », pour reprendre la formule de René Capitant dans ses Écrits Politiques. Propre aux régimes césaristes, ce transfert de souveraineté allait de pair avec l’irresponsabilité du césar ou du princeps. Or, en prévoyant un contrôle populaire grâce au suffrage universel direct, les dirigeants sont dépouillés de toute irresponsabilité, puisqu’ils se retrouvent responsables devant les citoyens, tandis que le cas du plébiscite dépouille le peuple de sa souveraineté puisque « le chef plébiscité, devenu tout-puissant et irrévocable, devient le véritable souverain ». Les élections législatives sont à ce titre aussi l’un des moyens d’arbitrage populaire puisqu’elles permettent de « contrôler et de juger » l’action du Président de la République, et donc l’une des marques de sa responsabilité. René Capitant affirmait ainsi que : « les élections législatives, ayant pour but de déterminer la composition et l’orientation de la majorité parlementaire, seront nécessairement dominées, dans un tel régime, par la question de savoir si cette majorité devra soutenir ou désavouer la politique du président. » Le corps électoral, souverain, peut donc censurer l’action présidentielle en consacrant une autre majorité parlementaire avec laquelle le Président devra cohabiter, situation que René Capitant avait parfaitement anticipée et appréciait comme l’une des preuves du caractère démocratique de la Ve République, à l’inverse des précédentes. Plus généralement, selon Capitant, le suffrage universel direct, en s’appliquant et aux députés et au Président de la République, outre de les rendre responsables, « loin de faire double emploi et de risque de se contredire, feront apparaître deux aspects différents et complémentaires de la volonté nationale. »

En réalité, ce sont justement ces deux suffrages qui permirent une articulation nouvelle entre souveraineté nationale et souveraineté populaire, la seconde assurant le bon fonctionnement de la première. Le Parlement, bien que théoriquement composé de députés représentant chacun la Nation tout entière, chacun est « par la force des choses amené à se considérer aussi comme le député de sa circonscription et à se faire l’avocat de celle-ci auprès du pouvoir central », comme l’avait compris Capitant. L’élection du Président de la République au suffrage universel direct répondait donc à la nécessité pour la Nation d’exprimer sa volonté, puisque « l’intérêt général, comme à tous, n’est pas la somme des intérêts particuliers […] et nul ne peut méconnaître cette vérité sans mettre la démocratie en danger. » René Capitant rejoignit ainsi le postulat d’Adhémar Esmein selon lequel la nation est une indivision dont ni parlementaires, ni le peuple, peuvent disposer, et dont seul ce dernier peut jouir de l’usufruit.

Dès lors, quel rôle pour le référendum ? Instrument par excellence de l’exercice de la souveraineté populaire, il est censé permettre au peuple de conserver « en toutes circonstances l’arbitrage suprême des conflits », selon la formule de Capitant. Sa vision institutionnelle est des plus simple, et aristotélicienne : le Parlement n’a pas à légiférer, puisque légiférer revient à gouverner, mais à délibérer, tandis que le gouvernement est force de proposition législative. Il serait donc impropre, selon Capitant, de parler de pouvoirs législatifs et exécutifs, auquel il préférait les termes de pouvoir délibératif et de gouvernement. « Il est normal que l’action soit concentrée entre les mains d’un chef. Il est bon, en revanche, que le contrôle soit confié à une assemblée nombreuse, où toutes les parties du pays soient représentées, où toutes les doléances puissent se faire entendre, où toutes les incidences et les répercussions des réformes puissent être prises en considération. »

Les responsabilités propres aux députés, présidents de l’Assemblée Nationale et de la République permirent non seulement de leur donner des moyens de censure mutuels – motion de censure du gouvernement pour les députés et dissolution de l’assemblée pour le Président de la République – mais aussi de mettre en valeur l’irresponsabilité populaire par l’exercice de la souveraineté exprimé par le suffrage universel direct et le référendum. C’est ce système électoral qui, selon René Capitant et Maurice Duverger, assurait la réussite de la Ve République car garantissant l’unité nationale. Pour René Capitant, le peuple seul est souverain : « ni le président, ni l’Assemblée ne sont souverains, puisqu’ils sont l’un et l’autre, élus et responsables. C’est donc au peuple qu’est confié le soin d’assurer l’unité de la politique nationale. » Son irresponsabilité fut consacrée par la responsabilité des dirigeants, et par le fait que le peuple, constitué en corps national, est indivis, comme l’affirmait Esmein, mais aussi parce qu’il ne détient justement aucun pouvoir. René Capitant rappelait dans son article « Élection ou plébiscite » qu’« il est incontestable qu’en démocratie la responsabilité doit accompagner le pouvoir. L’irresponsabilité ne se justifie que pour un organe dépourvu de prérogatives réelles. » En pouvant désigner le chef de l’État, mais aussi les députés pour contrôler la politique du premier ainsi que d’arbitrer par voie du référendum ou électorale, le peuple incarne une constante : il ne peut être ni censuré, ni dissout, ni déposé. Cet équilibre des pouvoirs incarna aux yeux de René Capitant la conciliation entre souveraineté nationale et souveraineté populaire, conciliation recherchée depuis la Révolution.  À ce titre, René Capitant jugeait sévèrement les opposants au suffrage universel qui « tenaient pour un crime de donner effectivement au peuple les droits qui découlent de sa souveraineté. » Dans son article du 4 Octobre 1962 concernant le référendum modifiant la constitution en vue de soumettre l’élection présidentielle au suffrage universel direct, René Capitant s’attaqua en premier lieu aux arguments des détracteurs du référendum. Cernant le phénomène que Christopher Lasch dénommera plus tard « la révolte des élites », Capitant y voyait « l’énergie désespérée que mettent toutes les classes privilégiées à défendre leurs privilèges, lorsque l’heure est venue de les perdre. » La souveraineté populaire est selon lui la garantie de l’irresponsabilité du peuple, et donc de son caractère de souverain. Escamoter les instruments de la souveraineté populaire, comme le référendum, revient à lui confisquer, sinon usurper, ce statut de souverain. Le résultat de celui de 1962 confirma le rejet national des anciennes républiques parlementaires. Toutefois, si « Ministres, parlementaires, commentateurs savent que le citoyen préfère le maintien des institutions actuelles à une restauration d’anciens régimes qu’il déteste en général », comme le disait Maurice Duverger dans son essai La Nostalgie de l’Impuissance, les pratiques et réformes constitutionnelles post-gaulliennes s’éloignèrent singulièrement des spécificités de la Ve République chères à René Capitant.

B] Le retour de « Mademoiselle Q »

Les velléités consistant à revenir aux vieux régimes parlementaires étaient ouvertement revendiquées par plusieurs d’entre eux ; de Lecanuet à Mitterrand, ou même Monnerville, président du Sénat. René Capitant disait d’eux qu’ils se flattaient « d’entreprendre la construction d’une démocratie qu’ils ne définissent d’ailleurs pas, et dont, à beaucoup de signes, on peut prévoir qu’elle ressemblerait comme une sœur à celle d’hier », soit la IVe République et son instabilité légendaire. Cette « nostalgie de l’impuissance » sera le thème central de l’ouvrage du même nom de Maurice Duverger : « Parce que les fantasmes du microcosme sont le moteur essentiel de la glissade actuelle vers la IVe République, on en a tiré le titre de ce livre. » Fantasme consistant précisément à recouvrer le privilège du souverain, l’irresponsabilité que la Ve République leur a retirée, René Capitant les désigna « ennemis de la démocratie » dans un article éponyme du 3 décembre 1965, car « leur victoire signifierait, comme en 1946, le retour à l’oligarchie parlementaire, l’étouffement prochain de la souveraineté populaire. » Quant à Duverger, il assimila ces « fantasmes du microcosme » comme la volonté de revenir à une anarchie du pouvoir, que les institutions rigoureuses de la Ve République abolirent en contraignant les parlementaires à faire ce pour quoi on les élisait.

La consécration d’une « souveraineté parlementaire » telle qu’elle fût sous la IVe République n’assurerait pas le plein exercice de la souveraineté nationale. En premier lieu, comme le remarquait Capitant, parce que ses promoteurs formulaient les désirs de constituer des formations partisanes hétéroclites, mais aussi « une politique différente, essentiellement marquée par la volonté de sauver le protectorat américain sur l’Europe. » En second lieu, parce que, comme le notait Duverger dans La Nostalgie de l’Impuissance, « l’absence de majorité, les contradictions des partis, l’indiscipline de leurs députés empêchaient toute décision qui dépassait l’expédition des affaires courantes. Celle-là même se trouvait souvent paralysée. » L’irresponsabilité signifie souveraineté, c’est ce qu’affirmait Capitant. Mais sans formuler la chose telle que Christopher Lasch, il admettait que l’irresponsabilité des parlementaires n’était qu’un souhait d’iceux pour se révolter contre le peuple. Le retour de « Mademoiselle Q » ne consisterait donc en rien d’autre que l’expression constitutionnelle de la révolte des élites. Celle-ci fut observable dès la fin de l’ère gaullienne : l’usage du référendum retomba dans l’ignorance la plus totale des dirigeants, et les réformes constitutionnelles successives n’eurent de cesse de renforcer les pouvoirs du Parlement, rompant l’équilibre des pouvoirs qui assurait le bon fonctionnement de la Ve République. Cette révolte des élites, au niveau constitutionnel, revient à une association surprenante d’oligarchie et d’ochlocratie ; soit la volonté pour les parlementaires d’obtenir l’irresponsabilité afin de recouvrer l’impuissance d’hier, un comportement de régime de masse qui leur serait réservé : « Toute-puissance pour empêcher ou pour détruire, impuissance pour décider et construire », comme le disait Maurice Duverger. « L’efficacité gouvernementale n’est pas pittoresque. Le papillonnage est mille fois plus drôle. La plupart de ceux qui rêvent aujourd’hui d’un retour aux cabrioles politiques de nos anciens régimes sont mus par la nostalgie de l’agréable, plutôt que par la nostalgie de l’impuissance. Plus exactement : la seconde est l’envers de la première », ajoutait-il. L’irresponsabilité populaire avait donc pour but, en consacrant le peuple comme souverain, de préserver la souveraineté nationale par la souveraineté populaire, puisque le peuple n’est aucunement intéressé par les intrigues de palais qui jalonnèrent les vies des IIIe et IVe Républiques, et ce d’autant que « l’irresponsabilité ne se justifie que pour un organe dépourvu de prérogatives réelles », comme le soulignait Capitant. C’est par ailleurs précisément ce qu’affirma celui-ci lors d’une allocution télévisuelle le 3 Mars 1967 : « La philosophie de la IVe République consistait et consiste encore pour ses zélateurs attardés à faire du Parlement le contrepoids du suffrage universel et souvent même le contrefeu. » La révolte des élites, constitutionnellement, revint bel et bien à remettre en question l’irresponsabilité populaire, et donc l’exercice de la souveraineté par le peuple. Cette anarchie du pouvoir qui sévissait sous les IIIe et IV Républiques prit fin grâce à la volonté des constituants de la Ve, malgré quelques atavismes, comme l’article 68 de la Constitution affirmant l’irresponsabilité du Président de la République, mais une irresponsabilité somme toute relative, tel que démontré plus haut. Il faut rappeler par ailleurs que les combinaisons partisanes comme la fameuse « troisième force » de la IVe, ou les cartels de la IIIe République, permirent toujours aux parlementaires de se soustraire à la souveraineté populaire. Ainsi, les citoyens ne parvinrent à imposer une majorité qu’à deux reprises entre 1875 et 1914, sur plus d’une dizaine d’élections. Depuis la fin de l’ère gaullienne, et notamment depuis les années 1980, cette lame de fond a ressurgi, malgré les cohabitations qui auraient pu paraître, comme l’imaginait Capitant, un regain de souveraineté populaire, ce regain fut anéanti par l’instauration du quinquennat et par l’inversion du calendrier électoral. Combinée avec l’abandon du référendum, une législature irresponsable ne peut qu’empêcher les citoyens d’arbitrer la politique présidentielle tout comme les parlementaires majoritaires empêcheront toute motion de censure d’aboutir. Escamoter l’équilibre des pouvoirs prévu par la Ve République revint donc à escamoter l’irresponsabilité populaire, et à lui dérober ses derniers attributs de souverain.

Ce dépouillement de la souveraineté populaire par la remise en cause de l’irresponsabilité du peuple s’est accentué avec la construction européenne. Le vote du traité de Lisbonne en 2008 par les parlementaires en est l’illustration la plus emblématique, puisqu’il consista en une inversion constitutionnelle, permettant aux parlementaires de censurer le peuple. Toutefois, ce vote, outre qu’il confirma le Parlement comme « contrefeu » du suffrage universel, confronta aussi l’irresponsabilité populaire avec l’irresponsabilité européenne, laquelle fut consacrée justement par la censure de l’autre.

L’IRRESPONSABILITÉ EUROPÉENNE

Pour René Capitant, « l’irresponsabilité ne se justifie que pour un organe dépourvu de prérogatives réelles. » Dans sa vision de la démocratie, tout pouvoir se doit d’assumer sa responsabilité politique et juridique vis-à-vis du souverain, en l’espèce le peuple qui jouit justement de l’irresponsabilité. Toutefois, cette irresponsabilité populaire fut immédiatement remise en cause dès la fin de l’ère gaullienne par l’abandon de la pratique du référendum. La construction européenne, de traités en traités, y mit elle aussi graduellement un terme. Le paradigme démocratique voulu par la philosophie constitutionnelle de la Ve République se trouva ainsi inversé. Si le glissement vers la IVe République, ou tout du moins d’une Ve façon IVe, voulu par la révolte des élites reposa la pyramide sur sa pointe (A), la construction européenne acheva ce qu’elle avait commencé (B).

A] Une pyramide (re)posée sur sa pointe

Si « la philosophie de la IVe République consistait et consiste encore pour ses zélateurs attardés à faire du Parlement le contrepoids du suffrage universel et souvent même le contrefeu », alors la Ve République y fut ramenée, par plusieurs moyens. L’on pourrait citer les volontés de réinstaurer la proportionnelle, laquelle est source d’inflation partisane et donc propice au transformisme, telle que la « troisième force ». De réforme constitutionnelle en réforme constitutionnelle, la souveraineté populaire fut démantelée au profit de la restauration de la souveraineté parlementaire. Cette restauration ne se contenta pas simplement de remettre sur pied une « République des députés », mais elle se préoccupa surtout d’abolir la souveraineté nationale, de telle sorte que le retour d’une souveraineté populaire, avec laquelle elle composait les faces d’une même médaille, apparaisse des plus hypothétiques. Bien que la théorie classique de la souveraineté veuille que la souveraineté soit aliénable puisqu’elle est « un héritage indivis » selon la formule d’Esmein, la création du concept de « faisceaux de souveraineté » accompagna la restauration de la souveraineté parlementaire, que députés et sénateurs entreprirent immédiatement de se défaire au profit de la construction européenne. Néanmoins, malgré les traités européens votés depuis 1986 jusqu’en 2002, la procédure de ratification exigeait encore le recours au référendum, atavisme de la tradition démocratique de la Ve République. De même que le septennat garantissait toujours au peuple de censurer la politique présidentielle en la privant de majorité si elle allait dans le sens contraire des intérêts de la Nation, ou au contraire de la conforter. Or, le début des années 2000 fut marqué par une profonde mutation du fonctionnement de la Ve République en touchant à ce qui, selon Capitant, faisait sa singularité démocratique. Ce dernier affirmait que l’irresponsabilité du peuple le consacrant souverain, elle constituait par ce fait l’unité politique de la volonté nationale. Cette unité, à l’épreuve des réformes et des traités européens, s’est émoussée, jusqu’à devenir inaudible. Maurice Duverger notait par exemple dans le cas du quinquennat dans La Nostalgie de l’Impuissance qu’il « fournit l’exemple d’une mesure sans importance réelle, à moins de bouleverser profondément la Constitution. » Pis même, « la coïncidence des mandats détruirait complètement l’élément fondamental de la Ve République […]. Élire le Président et les députés simultanément, comme aux États-Unis, risquerait de noyer le choix national du premier dans la dispersion locale du choix des seconds. Les citoyens seraient moins éclairés. Il n’est pas sûr que les parlementaires y gagnent, d’ailleurs. Seul est certain l’accroissement de la confusion. » Le souverain se retrouve dès lors captif du transformisme politique, empêché de sanctionner la politique présidentielle, puisqu’icelle peut dorénavant compter sur une majorité fidèle du début à la fin du quinquennat. Il est nécessaire de se poser la même question que Duverger : « Où se trouve la démocratie véritable ? Dans les nations qui traitent les électeurs en titulaires réels de la souveraineté, décidant effectivement la dévolution du gouvernement ? Où dans celles qui les transforment en citoyens passifs une fois leur bulletin déposé dans l’urne, et qui réserve le choix des dirigeants à un petit noyau de citoyens actifs, constitués en classe politique ? »

La construction européenne amplifia ce phénomène, à plusieurs niveaux. En premier lieu, parce qu’elle exigea de concert avec son processus le démantèlement des prérogatives institutionnelles, référendum inclus, et donc de la souveraineté qui, de sa traditionnelle conception en « bloc » devint ensemble de « faisceaux », accommodation sémantique pour mieux en justifier les transferts à une entité supranationale. Le sacrifice de l’irresponsabilité populaire va de pair avec le sacrifice de la souveraineté populaire, et de la souveraineté nationale. Le référendum de 2005 fut le dernier symbole de cette irresponsabilité, puisque la victoire du « Non » enraya la machine européenne, et rien n’était prévu pour affronter pareille situation en France, justement à cause de cette tradition de l’irresponsabilité du peuple qui en fait le souverain. Or, le vote parlementaire de 2008 concernant le traité de Lisbonne abrogea définitivement cela ; il consacra, pour la première fois sous la Ve République, une responsabilité populaire que le Parlement pouvait censurer. Qu’est-ce qu’en effet que ce vote parlementaire sinon une motion de censure contre le peuple ? Pour la première fois, ce furent des élus qui imposèrent leur volonté contre la volonté nationale exprimée en 2005, brisant l’unité politique qu’elle garantissant pourtant. Plus avant, la fin de l’irresponsabilité populaire marqua la consécration de l’irresponsabilité européenne. Volonté nationale et volonté européenne sont donc antagonistes, puisque la seconde exige l’anéantissement de la première. Le retour de « Mademoiselle Q » fut le moyen, la construction européenne le but. L’on relèvera d’ailleurs à ce titre le retour d’un des mécanismes propres de la IVe République sous une forme inattendue en ce qui concerne l’inconstitutionnalité des règles de droit. Tandis que sous la IVe l’inconstitutionnalité d’une loi entraînant modification de la Constitution – soumettant cette dernière à la loi, d’où l’expression de « Loi-reine » ou de légicentrisme – c’est désormais l’inconstitutionnalité des traités qui entraîne modification de la Constitution, notamment par la création du Titre XV sur l’Union Européenne prévoyant l’incorporation des normes européennes dans l’ordre juridique interne, mais aussi de l’article 89 qui permet aux parlementaires d’esquiver le référendum afin d’opérer toutes les modifications nécessaires à cela. La pyramide ne fut pas seulement reposée sur sa pointe, elle fut encore garnie d’une couronne à douze étoiles.

Néanmoins, bien que rompant avec la théorie de la souveraineté, l’un de ses principes fut paradoxalement confirmé par la construction européenne. Si la volonté européenne exige la fin de la volonté nationale pour les raisons susmentionnées, qu’en est-il de la souveraineté si elle n’appartient plus à la Nation ? Deux souverainetés pourraient-elles cohabiter sur un même territoire alors que des dispositions constitutionnelles prévoient la subordination de la Constitution aux normes européennes ? C’est Léon Duguit, dans son cours « Souveraineté et liberté, Qu’est-ce que la souveraineté ? » qui y répondit : « Supposez sur un même territoire deux prétendues souverainetés faisant des lois contradictoires. Ou bien, aucune de ces lois n’aura force obligatoire, et alors il n’y aura pas de souveraineté du tout. Ou une seule de ces lois est obligatoire, l’autre ne l’étant pas ; dès lors, cette dernière ne sera pas souveraine, la première seule le sera. Il n’y a donc sur le territoire qu’une seule souveraineté. »

B] L’avènement d’une « eurodicée »

« La souveraineté est la capacité de se déterminer seul soi-même au point de vue juridique », affirmait Jellinek dans L’État moderne et son droit. Force est de constater que les États ne disposent plus de ce droit d’autodétermination, qu’il soit d’ailleurs économique, normatif ou même juridictionnel. L’irresponsabilité européenne, consacrée par le vote du traité de Lisbonne par les parlementaires des pays membres de l’Union, a consacré l’Union comme souverain. Toutefois, si l’on se souvient du propos de Capitant : « L’irresponsabilité ne se justifie que pour un organe dépourvu de prérogatives réelles. » L’Union Européenne, au travers de la Commission, dispose au contraire de prérogatives sans comparaison avec les autres institutions, qu’elles fussent européennes ou nationales. Composée de personnalités non élues, disposant du monopole de l’initiative législative, produisant les Grandes Orientations de Politique Économique (GOPE), sans compter le rôle de la Cour de Justice de l ‘Union Européenne dont la jurisprudence bénéficie de la force contraignante vis-à-vis des juridictions nationales, l’irresponsabilité européenne telle qu’elle est, et telle qu’elle fut consacrée, la met donc hors des règles démocratiques. L’irresponsabilité dont elle jouit en fait bel et bien le véritable souverain, notamment du fait que sa volonté politique peut être unilatéralement imposée sans révocation possible, mais en aucun cas un souverain démocratique, puisque ce dernier ne peut être que le peuple. La ratification du CETA par l’Union, en lui donnant automatiquement force obligatoire, rendit le vote des parlements nationaux eux-mêmes accessoire tout en modifiant les ordres juridiques internes, ce qui constitue à ce titre un véritable mode de gouvernement. Bref, Paul Valéry en avait déjà tiré la conclusion en 1931 dans ses Regards sur le monde actuel : « L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission européenne. Toute sa politique l’y dirige. »

Si « légiférer, c’est gouverner » alors que les traités ne se contentent plus de régler les relations diplomatiques entre États mais s’imposent à eux et dans leurs ordres juridiques respectifs sans qu’ils ne puissent s’y opposer puisque le principe du pacta sunt servanda s’applique toujours, il convient d’apprécier les conventions internationales, ou au moins européennes, comme un nouveau mécanisme de pouvoir législatif. En ce sens, l’Union Européenne est effectivement anti-européenne si l’on se réfère à la définition qu’en donna Ernest Renan : « L’Europe est une confédération d’État réunis par l’idée commune de civilisation », « à condition de ne pas prendre le terme confédération au sens étroit des fédéralistes », comme le précisait Duverger dans L’Europe dans tous ses États.

Rétrospectivement, il conviendrait par ailleurs de reconsidérer le référendum de 2005 à un plébiscite, dans la mesure où les traités antérieurs garantissaient déjà la fin des souverainetés nationales, mais aussi en ce que le plébiscite concerne le cas où celui qui incarne le souverain, lorsqu’il n’est pas le peuple, « a préalablement conquis le pouvoir et qui prétend le conserver. » Ce fut, à rebours, le contexte dans lequel eut lieu le référendum de 2005 : les prérogatives de l’Union européennes lui assuraient déjà un pouvoir que les États ne possédaient plus depuis l’Acte Unique de 1986. De même, le vote parlementaire de 2008 n’apparaît plus, dès lors, comme une forfaiture, mais comme la censure exercée par le souverain en vue de conserver le pouvoir, puisqu’il est le seul à bénéficier de l’irresponsabilité. Par ailleurs, la seule décision unilatérale demeurant aux États étant celle prévue par l’article 50 du TFUE, soit de quitter l’Union Européenne. Le fait qu’elle soit la seule marge de manœuvre souveraine est significative de la dépendance des États. Encore une fois se pose le dualisme entre légitimité et légalité. Nous sommes bels et bien en face d’une eurodicée : l’Union guide l’ensemble des peuples européens en reposant sur une téléologie portant à faire croire qu’elle s’inscrirait dans un sens de l’Histoire dont elle donne elle-même la lecture auquel elle serait l’aboutissement incontestable et naturel au nom du plus grand bien qu’elle incarnerait. La téléologie n’est cependant que le mécanisme sur lequel son processus de construction repose. La forme elle-même de l’Union lui est propre : c’est une entéléchie. Elle n’est pas concrète puisqu’elle n’a ni démos, ni culture uniforme, et n’est pas démocratique. En revanche, elle détient et sa propre fin et sa perfection en elle-même, d’où sa téléologie qui, par ailleurs, s’est retrouvée réduite de par la remise en cause de la construction européenne par un plébiscite de tous les jours : « Moi où le chaos. » Ce plébiscite, s’il permet pour un temps la sauvegarde de l’Union et la poursuite de sa construction porte cependant en lui-même la remise en question d’icelles. « Moi ou le chaos », nouveau crédo européen, met en doute la valeur de l’Union Européenne parce qu’il suppose provenir des promoteurs de l’Union et non pas de l’Union elle-même, et après tout, se revendiquer du Bien induit forcément n’avoir que le Mal pour adversaire…

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