Petit précis de la dictature

La dictature est volontiers confondue avec la tyrannie. Confusion récente, elle n’en est pas moins prégnante dans le langage courant qui, pour le meilleur et pour le pire, l’emporte toujours sur le véritable sens des mots, jugé parfois trop théorique face aux exigences peut-être un peu rudes de l’esprit. Néanmoins, si les mots sont différents les uns des autres, c’est bel et bien parce qu’ils ne signifient pas la même chose, qu’ils portent des nuances certes voilées pour certains d’entre eux, mais c’est bien là le reflet de la précision d’un vocabulaire, tandis que la polysémantique demande paradoxalement un effort de l’esprit supplémentaire à ce que nous pourrions justement croire au premier abord. Dictature et tyrannie ne sont pas deux simples nuances d’une même chose, mais bien deux réalités différentes de l’exercice du pouvoir.

Machiavel est consacré à juste titre comme le véritable penseur de la dictature. Sa définition portée par ses Discours sur la première décade de Tite-Live est simple : le dictateur est celui qui délibère pour lui-même, par lui-même (« deliberare per se stesso ») et qui exécute lui-même ses propres décisions sans consulter qui que ce soit (« fare ogni cosa senza consulta ») ni sans le moindre recours possible, avec des garanties d’ordre constitutionnel cependant. Il ne peut ni promulguer de nouvelles lois, ni disposer de la République, ajoutera plus tard Jean Bodin dans ses Six Livres de la République. La dictature est une institution de crise, elle permet de libérer la décision publique de la contrainte normative ou juridique pour résoudre aussitôt les problèmes ayant nécessité son recours. En des mots plus savants, le dictateur abolit l’opposition aristotélicienne entre la délibération et l’exécution parce qu’il les détient tous deux.

La tyrannie, quant à elle, n’est justement prévue par aucune constitution ou ordre juridique pouvant être considéré comme tel, c’est pour cela qu’elle n’est pas républicaine, ni monarchique à proprement parler. Elle repose nécessairement sur une confiscation du pouvoir tandis que la dictature est un recours légal. Le tyran est donc défini du point de vue de la justice, et même à l’aune du juste et de l’injuste. Carl Schmitt rappelle très justement dans son essai sur La Dictature qu’il existe deux sortes principales de tyrannies : « le tyran est celui qui prend le pouvoir soit par la force, soit par de méchants artifices (« tyrannus absque titulo »), ou encore c’est celui qui abuse du pouvoir qui lui a été légalement confié, en violant le droit et les contrats par lesquels il s’était engagé en prêtant serment (« tyrannus ab exercitio »). »

Juridiquement, les deux entraînent cependant un recul du droit au profit de l’État, et des libertés, au profit de la décision. Le décideur libéré des contraintes normatives ou juridiques de toutes sortes peut exercer le pouvoir, mais seule la dictature connait un terme avec des pouvoirs somme toute limités. Évidemment, les codes, les lois, ni même la Constitution ne sont abolis lors de la dictature ; ils sont suspendus ou appliqués partiellement. Disons que de facto, le droit commun s’applique, mais le droit des institutions est suspendu. Comme le formula Michel Debré pour justifier l’utilisation de l’article 16 de la Constitution de la Ve République en 1961 (sur lequel nous reviendront bientôt) : « Dans l’immense partie qui se joue, l’Etat doit disposer d’une force particulière et les libertés essentielles, si leur principe doit être sauvegardé, doivent s’incliner devant un impératif absolu de salut public. » (JOAN n° 9, 26 avril 1961, p. 511)

Le tyran dispose, quant à lui, d’une possibilité législatrice illimitée, peut promulguer ou abolir des lois comme il peut suspendre à jamais tout organe délibératif, comme avait par exemple pu le faire Olivier Cromwell dont la légende rapporte qu’après avoir dissout le Parlement, il aurait cloué une pancarte affichant « Chambre à louer ». Bref, le dictateur est en quelque sorte la dernière raison de la République en vue de préserver le salut public, tandis que le tyran confisque le pouvoir dans son intérêt propre.

Dans la pratique, le dictateur romain s’est ainsi toujours démis de ses fonctions dès sa mission achevée, qu’elle fut une réussite comme Sylla en cas de guerre civile, ou un échec comme Camille lors de sa quatrième dictature pour empêcher le vote en force d’une loi, là où, au contraire, un tyran comme Denys de Syracuse usurpe le pouvoir. Dans l’histoire récente de la France, c’est l’article 16 de la Constitution qui incarne ce recours, avec des garanties plus fortes que sous la Rome antique, comme le soulignait René Capitant dans une intervention datée 1er octobre 1961 : « Et pourtant, combien ne sont-ils pas, à gauche, à dénoncer dans l’article 16 l’instrument d’une dictature fasciste, au lieu de voir que, dans les circonstances actuelles, cette disposition constitutionnelle répond à la nécessité et à la tradition jacobine de la dictature de salut public ! » Il nécessite ainsi la consultation des présidents des assemblées, ainsi que du Conseil Constitutionnel qui doit rendre un avis. Le président de la République s’adresse seulement ensuite à la Nation pour expliquer le recours audit article. Les pleins pouvoirs ne perturbent cependant pas les réunions de l’Assemblée Nationale. Cet article fut utilisé une seule fois lors de la tentative de putsch en 1961, officiellement du 23 Avril au 23 septembre. La thèse de Jérémie Vallotton intitulée « Crise et décision publique » témoigne cependant d’une durée effective prolongée. Nonobstant cela, de Gaulle n’est pas Pinochet qui proclama le fameux « coup d’État institutionnel », ce qui devrait nous laisser songeur sur ceux qui se réclament de « l’État de droit », et plus avant sur la vérité effective des choses. À ce propos, nous encourageons le lecteur audacieux de s’aventurer dans les méandres théorétiques de notre article qui aborde longuement ce sujet-là.

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