Le rapport du souverainisme et du patriotisme à la modernité est une problématique absente depuis bien trop longtemps du débat d’idées. Si la littérature souverainiste abonde en arguments de plus en plus techniques pour s’opposer à celle, technicienne par nature, de la mondialisation, elle a délaissé le clivage spirituel, anthropologique, qui l’oppose à la modernité, dont la mondialisation n’est qu’une conséquence parmi d’autres. En jouant le jeu pseudo-théologique de la modernité, en préférant tergiverser sur le rôle de l’économie et de l’État sans les relier aux questions civilisationnelles, quelque chose d’essentiel a cependant été perdu de vue. Contre les intellectuels techniques qui orchestrent la dépossession des peuples d’eux-mêmes, le patriote s’est pourtant fait lui aussi moderne : il s’est fait souverainiste. Il a rationalisé ses sentiments patriotes en une doctrine, une thèse. Loin de desservir la cause, les arguments souverainistes se fondent sur la logique ; ils sont empiriques et pragmatiques là où le mondialiste est dogmatique et tautologique. Il a cependant commis l’écueil qui nous renvoie à l’une des petites phrases de Péguy : « Ce qui importe, ce qui est grave, ce qui signifie, ce n’est pas que ce soit appuyé ou soutenu, plus ou moins indifféremment, c’est que ce soit une thèse. C’est à dire, précisément, qu’il faille l’appuyer ou la soutenir. […]Quand un régime est une thèse, parmi d’autres (parmi tant d’autres), il est par terre. Un régime qui est debout, qui tient, qui est vivant, n’est pas une thèse. »[1] Le souverainiste n’a que fait que démonstration de bon sens en opposant la souveraineté à la dissolution. Mais en voulant lutter contre le moderne sur le même terrain que lui, le patriote souverainiste s’est aussi révélé être atteint de cette « peur de ne pas paraître assez avancé. »[2]
Si l’on devait en effet résumer ce qui distingue le patriotisme du souverainisme, ce serait simplement que le second est la rationalisation du premier. Le souverainiste est en quelque sorte ce patriote raisonneur dont parlait Jean Paulhan. Tous deux ont cependant une vision du monde équivalente. Ce qui régit les rapports humains pour eux est l’obligation, là où le mondialiste ne voit que le droit, non pas comme science juridique, mais la liberté comme sa propre fin alors que toute liberté digne de ce nom n’est qu’un moyen. Le patriote ou souverainiste croit en la liberté pour faire là où son adversaire ne veut que la liberté de faire. Ce faisant, le patriote a tort de se défier du souverainiste, qu’il croit voir comme un individu susceptible de compromission parce qu’il n’exprime pas le même rapport charnel à la patrie. Le souverainiste pallie justement le patriote sur l’un des flancs de la lutte culturelle. On ne peut gagner juste en faisant du sentiment ; il faut opposer un certain bon sens face à des adversaires qui, en face, recourent au terrorisme intellectuel le plus déraisonnable. Cependant, le souverainiste aurait tout aussi tort de ne voir dans le patriote qu’un romantique de bas étage qui flirterait dangereusement avec le nationalisme ou le chauvinisme. Le patriote a un rapport sensible à la patrie. Il en ressent l’esprit et s’en fait le dépositaire. D’ailleurs, avec l’émergence du souverainisme, le patriote se démarque aussi par sa nostalgie et par une certaine misanthropie : il aime sa patrie, mais il l’aime dans le passé. Le peuple qu’il côtoie lui paraît une espèce de peuple méprisable, qui s’est mué en masse facilement manipulable au gré de ses passions, qui a sacrifié ses héros au profit d’idoles et qui, du reste, en tire même un certain orgueil qui va jusqu’à faire du patriotisme un consommable lors des grandes messes festives à l’occasion d’une compétition sportive internationale, quand ce n’est pas l’histoire nationale elle-même qui est assimilée, digérée, par ce phénomène. Une nation n’est pas pourtant pas un vaste carnaval dont les caractéristiques tiendraient soit du folklore festif, soit de la barbarie, pas plus qu’elle ne serait une académie des sciences. Elle a une histoire, ou plutôt elle est une histoire, une culture, un héritage. Que le souverainiste le veuille ou non, il est lui aussi légataire d’un passé commun, qu’il aurait tort de renier au nom de la raison pure sous prétexte que le patriote lui paraît aigri.
Ce qui caractérise justement l’antimodernisme du patriote et du souverainiste, c’est non seulement leur rapport à l’obligation dont ils défendent la supériorité vis-à-vis de la liberté, mais justement cette notion d’héritage. Même le souverainiste le plus rationaliste qui soit hérite. Il hérite au moins de la pensée politique et juridique autour de la souveraineté, qui provient du fond des âges. C’est encore effectuer un travail de mémoire que d’être garant de la souveraineté nationale, parce que c’est s’opposer à la disparition, à l’oubli. Le patriote ne veut pas que le récit national, que la singularité nationale soit dissoute dans un oubli qui serait cosmopolite, et le souverainiste ne veut pas la même chose, au fond. Parce que dissoudre les souverainetés des peuples reviendrait mécaniquement à les diluer dans un bouillon d’inculture.
Mais leur antimodernisme s’érige surtout en négatif des modernes, de ces nouveaux modernes qui préfèrent le monde à la patrie, l’humanité à l’homme, le citoyen du monde au citoyen d’une nation. Les modernes revendiquent une seule obligation, contraignante et oppressive lorsqu’elle rencontre une certaine résistance : l’obligation de se dissoudre dans un grand ensemble qui ne connaîtrait ni racines, ni identité, ni limites. Ce qu’ils entendent par valeurs n’a aucune dimension spirituelle ou culturelle, mais bel et bien marchande. Ils sont pour la liberté de réifier tout, même l’individu, pourvu que cela soit fait au nom du plus grand bien. Serge Latouche écrivait justement que « La mondialisation, sous l’apparence d’un constat neutre, est aussi, en fait, un slogan, un mot d’ordre, qui incite à agir dans le sens d’une transformation souhaitable pour tous. »[3] C’est d’ailleurs leur grande force : tout ce qu’ils entreprennent, ils disent le faire au nom du bien, du progrès, autant de mots qui recouvrent une seule et même réalité dans laquelle l’être humain devrait tout oublier sous peine d’être mis à l’Index. Nous citions Péguy justement à ce propos : « On ne saura jamais tout ce que la peur de ne pas paraître assez avancé aura fait commettre de lâcheté à nos Français ». Les modernes font du positif ; et c’est parce que les patriotes comme les souverainistes passent pour des scrogneugneux qu’ils ne peuvent être modernes. Ils ne cherchent pas à consoler qui que ce soit, leur vocabulaire n’est pas celui des lendemains qui chantent, ni des sirènes envoûtantes, mais celui d’Ulysse qui veut ramener de force ses compagnons sur le chemin du retour. L’opposition entre eux et les mondialistes serait la nouvelle querelle des Anciens contre les Modernes. Les valeurs auxquelles les patriotes et souverainistes aspirent et s’inspirent sont celles de l’esprit, pas du Marché, et ce d’autant que ces modernes pratiquent la chrématistique avec une ardeur toute orgiaque que leurs idiots utiles peinent à concevoir, si tant est qu’ils aient la volonté de remettre en cause les fantasmagories pour lesquelles ils ont conçu de nouveaux cultes. Pourtant, l’accroissement du numéraire, l’enrichissement sans cause, est l’une des motivations les plus zélées et sa sophistication un moyen des plus modernes qui exécute, au nom du Progrès, les anciennes patries comme autant d’obstacles à la bonne marche de l’Histoire. Mais de quelle Histoire se réclame la mondialisation ? Celle du monde ou celle du capital ? « L’accumulation du capital, dans sa nature et son essence, n’a pas de lien avec la patrie. […] Si les circonstances historiques ont mêlé étroitement les destins du capital et de l’État-nation, au point qu’on a pu penser que le capital créait l’État-nation, il faut se rendre compte que, au-delà d’un certain seuil, il le détruit. »[4]
Reconnaissons qu’il y a un fond de vérité dans la proclamation de la mort des valeurs de l’Occident – même si elle le fait parfois pour de mauvaises raisons – parce que les seules valeurs occidentales d’aujourd’hui sont celles de la démonie économique, de la titrisation, de la marchandisation de tout et de tout le monde, du libre-échange, bref, autant de mamelles qui nourrissent le capital. Si ce sont elles les nouvelles valeurs auxquelles l’homme moderne doit se conformer, alors c’est une preuve de plus que le patriote et le souverainiste sont bel et bien antimodernes. Ils résistent à quelque chose qui est neuf dans l’histoire des luttes : le Progrès, c’est-à-dire le bien-être comme strangulation de l’humanité au profit d’un homme nouveau qui ne connaîtrait rien d’autre que la consommation. Le tourisme, le sport, le folklore sont devenus, sous l’égide des Modernes, du patriotisme consommable parce qu’ils ont fait des patries des biens de consommation offerts au citoyen du monde. On consomme du patrimoine et du drapeau ponctuellement comme un carnaval, disions-nous. Si l’antimoderne est répugné par cette homologation festive, alors le patriote et le souverainiste le sont aussi, parce que cela touche précisément ce qu’ils défendent. Le patriote en sort plus éprouvé parce que son attachement est viscéral, mais cela ne contredit en rien le souverainiste qui y observe nettement les mécaniques qui sont à l’œuvre. On ne peut prétendre défendre une vue objective et rationnelle de la souveraineté disjointe du sentiment patriotique, elles ne sont pas autonomes, ni conceptuellement, ni organiquement et le patriote ne peut vouloir défendre qu’un contenu sensible sans admettre des nécessités rationnelles qu’implique la théorie de la souveraineté, et réciproquement pour le souverainiste. Le sentiment de l’un ne peut exister uniquement dans l’irrationnel, tout comme la logique de l’autre ne peut vivre uniquement dans une théorie pure qui serait aussi abstraite que celle qu’il prétend combattre. Il n’y a pas à choisir entre l’âme française et l’esprit français, parce qu’ils sont la nature profondément janusienne de la nation. Bref, « il faudrait donc parvenir à combiner en soi, pour être véritablement patriote, le raisonneur et le sentimental »[5] Aimer sa patrie autant que susciter la volonté collective. Si se dire intellectuel revient à être de moins en moins patriote, c’est faire preuve de bien peu d’intelligence ; les deux ne sont absolument pas antinomiques. Patriotes et souverainistes doivent se mettre en tête que « Le débat n’est pas entre les héros et les saints ; le débat est contre les intellectuels, ceux qui méprisent également les héros et les saints. »[6]
Notes bibliographiques :
[1] Charles Péguy, in « Notre Jeunesse »
[2] Charles Péguy, in « Notre patrie »
[3] Serge Latouche, in « Les dangers du marché planétaire », chap. 1, “Mondialisation de l’économie ou “Économicisation” du monde”, p.18, éd. Presses de Science Po
[4] Serge Latouche, in « Les dangers du marché planétaire », chap. 2 “Vers quel désordre mondial”, “La transnationalisation économique”, p.48, éd. Presses de science po.
[5] Jean Paulhan, in « La patrie se fait tous les jours », préface, éd. De minuit
[6] Charles Péguy, in « Notre Jeunesse »