Frédéric Farah : « Il n’y pas d’avenir possible ni dans l’euro ni dans l’Union Européenne telle qu’elle existe »

Frédéric Farah est économiste, diplômé de Sciences Po Paris, et professeur d’Économie à l’université Paris Sorbonne-Nouvelle. Il a publié notamment Europe : La grande liquidation démocratique (éd. Bréal) et Introduction inquiète à la Macron-Économie avec Thomas Porcher (éd. Les petits matins). Favorable à une sortie de l’euro qu’il dénonce comme un outil de domination des peuples et de neutralisation des politiques sociales, il a aimablement accepté de nous accorder un entretien.

Cercle des Patriotes Disparus : La suppression de l’ISF fait partie des grands débats fiscaux de la rentrée 2017, en faveur d’une nouvelle taxation sur la « richesse immobilière », qui serait plus vertueuse, car propice aux effets énoncés dans la fameuse « théorie du ruissellement ». Selon vous, cette réforme pourrait-elle fonctionner ?

Frédéric Farah : Cette réforme s’inscrit dans un continuum fiscal bien connu.  Les États-Unis du président George Bush junior au début des années 2000 ont  largement mis en œuvre une réduction de la fiscalité des plus aisés au nom de l’efficacité économique.  La France avec les boucliers fiscaux Villepin et Sarkozy ont emboîté le pas. EmmanuelMacron ne fait que continuer la même philosophie, qui a connu un moment de relatif arrêt lors de la présidence Hollande. L’idée à l’œuvre est assez simple : si l’on réduit la fiscalité des plus aisés, c’est-à-dire ceux dont l’épargne est la plus importante, alors ce surcroit d’épargne deviendra de l’investissement et profitera à toutes les catégories par plus de production et de consommation. C’est la théorie du ruissellement. Dans le cas de la réforme en cours, l’idée est de libérer la fortune mobilière ou réduire l’impôt qui pèse sur elle, c’est-à-dire les titres financiers de l’impôt de deux façons, en l’assujettissant plus à l’ISF et par une flat tax de 30% sur les revenus du capital. M Macron laisse entendre par cette réforme ce que presque 40 ans de mondialisation financière démentent, que les marchés financiers sont au service de l’économie réelle, celle de la production, de l’investissement.

Un véritable chantier pour les véritables réformes de demain, c’est de revenir sur la libre circulation des capitaux et procéder à une définanciarisation de l’économie. Aujourd’hui dans le contexte d’économies avancées et vieillissantes, il est plus intéressant d’investir dans le spéculatif que dans l’investissement productif. La politique monétaire accommodante de la BCE  n’a finalement que peu dynamisé l’investissement. Aujourd’hui la financiarisation commande une économie de court terme, instable et peu dynamique.

Le résultat est connu d’avance, les inégalités de revenu et de patrimoine vont croitre et l’économie sera déprimée.  Le dernier rapport conduit par E. Piketty est éloquent à ce sujet. Entre 1980 et 2016, les 50% des plus bas revenus ont capté 12% de la croissance mondiale, les 1% les plus haut revenus ont capté 27% de la croissance. Le rapport ajoute que la compression des revenus intermédiaires reflète la stagnation de la classe moyenne. Cette situation est largement rendue possible par la financiarisation de l’économie qui plus encore, érode la base fiscale des États. En effet l’optimisation fiscale est rendue possible par la libéralisation des capitaux.  De manière illusoire, des observateurs ont pu penser que la crise de 2008 qui n’était rien d’autre que la crise du régime d’accumulation tirée par la finance ouvrait sur une nouvelle ère. Le moment dirons-nous « keynésien », pour faire vite, a été de courte durée. Quant à la France, l’Observatoire des inégalités livrait un chiffre intéressant : entre 2008 et 20011, les 10% les plus pauvres ont vu leur revenu se réduire de 170 millions d’euros et les 10% les plus riches de 24 milliards d’euros. La financiarisation et son corollaire à savoir la montée des inégalités à l’intérieur des nations occidentales déstabilisent les démocraties. Norberto Bobbio ne s’est pas trompé lorsqu’il affirmait que c’est le rapport à l’égalité était le marqueur central du clivage gauche/droite.

Alors que le gouvernement a baissé les APL et prévoit une hausse de l’imposition de l’assurance vie, il décida de baisser dans le même temps le taux d’imposition des sociétés et de supprimer la taxe sur les dividendes. Dans le même temps, cette paupérisation de l’État s’accomplit aussi dans les velléités européistes d’Emmanuel Macron qui déclara notamment à Athènes que la seule souveraineté possible devait passer par l’Union Européenne. N’y aurait-il pas là une proximité avec la politique menée par Turgot, contrôleur général des finances sous Louis XV et promoteur du libre-échange ?

La concordance des temps en histoire est souvent intéressante. Bien souvent les politiques économiques portent des orientations philosophiques et idéologiques anciennes. Le libre-échange et ses supposés bienfaits sont au cœur des débats de la pensée économique. Aujourd’hui l’austérité nous renvoie aux sombres heures économiques des années 1930 dans lesquelles Laval, Brunning optaient de manière dramatique pour l’austérité.

Turgot, lorsqu’il devint contrôleur général des finances, imposa une certaine austérité car il trouva des comptes dégradés. La préoccupation du déficit est là, mais autant il ne fut pas facile pour ce dernier de trouver des conditions de financement encourageantes pour les besoins du royaume, autant la France contemporaine n’a aucune difficulté de financer à bon marché ses besoins. Il y a chez Turgot ce souci aussi de défendre le libre-échange, mais dans le cas de Turgot c’est le droit de hallage qui était visé car il restreignait la libre circulation des blés entre les régions. Macron croit dans le libre-échange entre les nations et vante le CETA comme un accord équilibré. Il est étrange de voir comment ce terme de souveraineté européenne n’est rien d’autre qu’une manière de reconnaitre la domination allemande. Il est intéressant de voir dans le dernier rapport des Sages, économistes allemands très écoutés mêmes si critiqués, enterrent les projets Macron. Les Sages rappellent l’importance des principes de subsidiarité, de responsabilité et de contrôle et laissent concrètement peu de chances aux propositions françaises

Pour en revenir à votre question, le parallèle me parait intéressant

Le détricotage de l’État providence va dorénavant de pair avec celle de la souveraineté. La construction européenne exigerait-elle par nature la fin des politiques d’égalité et de justice sociales ?

Je dirai même que le détricotage de l’État social va de pair avec celui de la démocratie, si l’on accepte aussi que la démocratie soit une communauté de redistribution. Les solidarités économiques et sociales ont été pensées dans le cadre de l’État-nation. Les États sociaux dans leur diversité expriment des compromis historiques spécifiques, c’est pourquoi comparer les États sociaux du Nord avec ceux du continent ou celui de l’Angleterre se heurte à des limites. Mais c’est une autre  question.

La construction européenne n’a jamais vraiment inscrit à son agenda des politiques d’égalité ou de justice sociale. Je ne dis pas qu’elle n’a pas rendu possible certaines avancées sociales, mais elle est avant tout un ensemble commercial, marqué par le sceau du libre-échange et qui n’a aucun moment de son histoire n’a été tenté par le keynésianisme économique ou social. La construction européenne a aussi nourri pour des raisons de Guerre Froide, dont elle est issue principalement, une méfiance à l’égard du socialisme ou davantage encore du communisme. Dans l’histoire de la construction européenne, deux temps clefs doivent être distingués à notre sens.

Le premier court des années 1950 au milieu des années 1980. Cette période est celle aussi de ce que John Ruggie, le libéralisme inséré, autrement dit le moment ou les marchés sont limités, encadrés de manière plus stricte. Ainsi on démarchandise le revenu comme le montre le SMIG en 1950, on ne confie pas le sort des chômeurs au marché, la France par exemple crée des allocations chômages à partir de 58. La finance de marché reste contenue. Au même moment la communauté européenne dont les fondements libéraux sont clairement exprimés, celui de la concurrence non faussée des 1957, la réserve à l’égard de la dépense publique, la naissance d’un budget européen qui ne peut être en déséquilibre, la confiance dans le libre-échange. Mais ces principes doivent coexister avec une logique plus interventionniste. Ainsi, le traité de Rome autorise les États à organiser les services publics comme ils le souhaitent monopole compris. Le libéralisme échevelé n’a pas encore sa place, la guerre froide domine, le souvenir de la guerre aussi.

La seconde période est celle qui marque le retour du marché et la fin du libéralisme inséré. La seconde mondialisation qui prend son essor à partir des années 1970 avant d’accélérer par la suite se traduit par la libération des forces de marché. La défaite des travaillistes britanniques et des syndicats face à Thatcher ouvre la voie de la Reconquista libérale sur le continent.  Elle s’accélère aussi en France, les socialistes français sont bien heureux de se débarrasser du programme commun et d’entamer le tournant de la rigueur qu’ils n’abandonneront plus. À partir de l’acte unique de 1986, la CEE puis l’UE opèrent la « révolution tranquille du marché ». Un ordre juridique va naitre désormais de la concurrence cette fois libre et non faussée. Et elle devient le principe premier de l’Union. La monnaie unique complète l’édifice, sans compter les grandes directives de libéralisation des années 1990 sur le transport, l’énergie, les télécommunications. Ce libéralisme doctrinaire et autoritaire comme on l’a vu dans le cas grec rend impossible la mise en œuvre des politiques d’égalité et de justice sociales.

Dans le cadre présent, les seules politiques possibles sont celles qui créent un cadre fiscal favorable au capital et qui transfère le risque sur les salariés. C’est le sens de la nouvelle flexibilité : flexibilité pour le salarié et sécurité pour l’employeur. Vous me direz alors que l’Allemagne a mis en place un salaire minimum, rien d’étonnant, c’est la dernière nation souveraine de la zone euro. L’euro est un mark déguisé, l’Union européenne est subordonnée à ses affaires intérieures. Elle a conservé sa marge de manœuvre et la cour constitutionnelle de Karlsruhe est très scrupuleuse de manière intact sa souveraineté. Les dernières élections qui risquent de voir la naissance d’une coalition CDU/CSU avec le parti libéral FDP ne disent rien de bon sur la suite de l’Union. Un processus de délitement ne peut que s’engager.

Une politique colbertiste serait-elle encore réalisable aujourd’hui, même en cas de sortie de la zone euro ?

La sortie de l’euro, à l’exception de quelques économistes brillants comme Bagnai en Italie ou Sapir en France, est peu ou pas pensée. Elle n’est pas dans les papiers de nos ministères. Il n’y a pas d’après l’euro pour beaucoup de nos dirigeants. Mais si on s’autorise à rêver quelque peu ou d’espérer ou de concourir à un après ; une politique colbertiste peut être envisagée, mais la question est de savoir avec quel appareil industriel, car le nôtre fond de manière inquiétante et plus les années passeront dans la zone euro, plus nous souffrirons. Les années Trichet à la tête de la BCE avec un euro surévalué a été un désastre pour notre industrie. Un colbertisme high tech, certains en rêvent, mais pour cela nos dépenses en recherche et développement doivent croître aussi bien dans le privé que dans le public. La sortie de l’euro nous donnerait une dévaluation nécessaire. C’est un point de départ et certainement pas d’arrivée. Il y a beaucoup à faire pour que la sortie de l’euro ait un sens et autorise le retour d’un État stratège : définanciarisation,  remise en cause des dogmes de la concurrence et du libre-échange, fin de l’indépendance des banques centrales, abandon des récentes réformes du marché du travail. La liste pourrait être très longue. La fin de l’euro n’est qu’un premier pas avec sa part de risques, mais l’histoire peut ainsi recommencer si je puis dire.  Il faut sortir des peurs qui laissent entendre que notre économie s’effondrerait de ce fait, les travaux de Jacques Sapir sont robustes et éloquents et nous invitent à l’optimisme.

Contrairement aux Français, les Italiens ont un sentiment eurosceptique, pour ne pas dire europhobe, bien plus fort et les sondages les montrent plus favorables à une sortie de l’Union et de la zone euro. Quel poids l’Union Européenne représente-t-elle dans l’économie de la péninsule ?

Les Italiens et les Français sont les grands perdants de l’euro. L’Italie de la marche à l’euro jusqu’à son entrée en vigueur et son application n’a pas plus connu une année de croissance. Les Italiens  ont vu leurs niveaux de vie ramenés à celui de 2001, la désindustrialisation les a frappés de plein fouet et l’émigration des forces vives est préoccupante. L’Italie, comme la France, a abandonné sa souveraineté monétaire pour espérer une influence qu’elle n’a jamais eue. Dans le cas italien, il faudrait remonter à la séparation entre le trésor et la banque d’Italie en 1981, c’est le début des problèmes de financement de la dette et la capitulation de l’État en faveur des marchés.

L’Union Européenne est importante pour l’Italie si l’on observe les chiffres du commerce extérieur italien. Les exportations vers les pays de l’UE continuent à augmenter (+3,1% après +3,3%), celles vers les pays hors UE se réduisent de -1,2%, notamment vers les pays de l’OPEP, du Mercosur et Russie. Les pays de l’Union européenne sont les principaux contributeurs à la croissance des exportations (+7 Md€), et en particulier l’Allemagne et la France, premiers pays partenaires commerciaux de l’Italie. Les secteurs les plus contributeurs sont les matériels de transports, la pharmacie et l’agroalimentaire. L’Italie conserve son rang de 9e pays dans le commerce mondial de biens et de services avec une part stable dans les échanges mondiaux, autour de 2,7%. Mais les dirigeants italiens n’ont pas brillé ces dernières décennies. R Prodi à la Commission de Bruxelles laisse un bien pâle bilan. Berlusconi a offert une politique économique désastreuse entre autres dans le domaine éducatif. Les universités, les écoles sont aux abois. C’est vers la fin de ses gouvernements successifs qu’il a tempêté contre l’Union européenne tout en restant dans un même libéralisme. Il a été déposé par un coup d’État orchestré par la BCE en 2011.

Renzi a allié le ridicule et le pathétique, et a représenté une présidence du conseil pour rien. Les  Italiens ont eu la sagesse de le remercier à l’issu de son référendum raté. Mais il n’y a rien à attendre des élections à venir, car les élections de Mars sont parties pour offrir un blocage ou faire naitre des coalitions étranges ; le Mouvement 5 Étoiles aux côtés du Parti Démocrate ou la Ligue du Nord et le Mouvement 5 étoiles.

La projection proposée par le Corriere della Sera du 28 décembre 2017 semble indiquer un blocage à la Chambre et une prolongation du gouvernement de Gentiloni. Mais le Mouvement 5 Étoiles n’a pas la sortie de l’euro dans ses intentions.

En France, nous avons souvent l’impression que le souverainisme, au moins comme courant politique, n’existait pas en Italie avant l’apparition du Mouvement 5 Étoiles, qui subit lui aussi une large campagne de diabolisation par la classe dominante. Le souverainisme a-t-il de beaux jours en Italie ?

Le souverainisme a de bons jours devant lui, même s’il peine à avoir une incarnation sérieuse. Le Mouvement 5 Étoiles sur l’Union européenne est pour le moins confus. Il a promis un temps un référendum sur l’appartenance à l’Union s’il venait aux affaires, mais la proposition n’apparaît plus aussi nette. Dans le gauche de gouvernement, même si le Parti Démocrate est en pleine déconfiture, il n’y pas de force politique significative capable de l’incarner, et la Ligue du nord pourrait moins incarner un souverainisme national, mais plutôt régional et identitaire.

Mais pour l’Italie, le souverainisme politique et social est la seule voie à suivre si le pays veut espérer croître. Il n’y  pas d’avenir possible ni dans l’euro ni dans l’Union Européenne telle qu’elle existe c’est-à-dire un ensemble institutionnel au service d’un seul pays, l’Allemagne. L’Italie a bien vu dans l’affaire STX et celle des migrants que l’Union Européenne ne peut offrir un avenir  économique et social  sérieux et que la solidarité entre Européens n’est que de pacotille. Alberto Bagnai, économiste italien  a eu une formule bien piquante, mais juste après les remous liés à STX : « en Europe ce n’est pas un marché unique, mais un marché à sens unique. » L’Union relève d’une machine qui transfère les risques plus qu’elle n’ n’organise les solidarités

En cas de sortie hypothétique de l’Italie de la zone euro, quelles conséquences cela aurait-il sur l’économie de la France ? D’autres pays méditerranéens de l’Union pourraient-ils la suivre ?

La zone euro comme l’UE repose dans le fond sur les grandes économies de la zone l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne.

Si l’une d’elles venait à sortir de l’euro, les jours de la zone seraient comptés. L’Italie est un partenaire commercial clef pour la France, mais je ne crois pas que les capitaux italiens viendraient se réfugier chez nous. C’est l’Allemagne qui sera choisie comme en 2011. Le risque, c’est de se retrouver face à une Italie plus concurrentielle, car la nouvelle monnaie italienne gagnerait en compétitivité. Il faudrait observer les secteurs ou nous nous faisons concurrence pour évaluer l’impact économique. D’autres pays pourraient suivre, cela reste à voir, car l’Italie ne dispose pas d’une véritable zone d’influence auprès des autres pays méditerranéens malgré les échanges qui existent entre eux.

La Grèce est sous respiration artificielle, et n’a plus de souveraineté. C’est une colonie de la dette et un État failli. Elle  ne garde pas un souvenir exceptionnel de Matteo Renzi ou de Berlusconi qui n’ont pas été des fervents soutiens des Grecs. Renzi, entre janvier et juillet 2015, n’a pas franchement exprimé son soutien à Tsipras. L’Espagne, si la présente coalition se maintient, trop préoccupée par des risques d’éclatement intérieur voire de guerre civile, serait-elle prête à l’aventure économique ? À moins que les spread se déclenchent du fait de la situation et que l’Espagne fragile se saisisse de la situation. Le Portugal a appris à se débrouiller avec l’euro de manière non coopérative parfois et avec des investissements publics inquiétants, mais je doute que la fragile coalition portugaise se sente prête à choisir l’aventure. Chypre et Malte, qui sont des paradis fiscaux à leur manière, ne bougeront pas.

Autre spécificité italienne ; les expressions « néolibéralisme » et « ultralibéralisme » n’y existent pas, au profit du « libérisme », théorisé par Benedetto Croce, grand intellectuel du libéralisme mais oublié chez nous. Malgré son importance dans la pensée économique et des sciences sociales, pourquoi est-il boudé en France selon vous ?

La richesse des débats italiens est souvent ignorée en France et ailleurs, c’est dire que les sociétés européennes même dans les franges éduquées ne se connaissent pas ou ne veulent pas se connaitre. Les débats Einaudi Croce sont de passionnants moments de réflexion économique et politique.

Reprenons ensemble les termes de ce débat éclairant qui dura de 1928 à 1949, entre deux concepts libéralisme et libérisme. Ce dernier aurait une conception plus économique, le premier renverrait à des dimensions plus éthiques, plus politiques, plus philosophiques. Le libérisme terme intraduisible renverrait davantage à la notion de laisser-faire ou libre-échange. Dans cette perspective, l’État ne doit pas venir entraver la liberté d’entreprendre et doit mettre en œuvre des principes juridiques à même de la garantir.

Pour Einaudi en 1931, la liberté d’entreprendre est à mettre au même plan que la liberté civile ou liberté politique. La liberté économique  devient alors une condition nécessaire de la liberté politique.

Pour Croce, le libérisme n’est qu’un instrument au service de la Liberté. Le libérisme autrement dit doit être subordonné au libéralisme. La liberté morale peut se réaliser alors dans n’importe quel ordre économique. Il y a chez Croce une absolutisation de l’idée de liberté qui se confond presque avec sa propre histoire.

Einaudi a développé à l’inverse une idée très stimulante, celle « du point critique » selon laquelle lorsque la société dépasse ce point critique, elle dégénère. Pour Einaudi, c’est le communisme qui est dans sa ligne de mire, car il voit en lui un point de rupture entre le privé et le public,  qui se traduit entre autres par l’appropriation des moyens de production par les forces étatiques.

Cette idée féconde du point critique pourrait aller dans le sens opposé en se disant que la montée des inégalités depuis trois décennies à l’intérieur des économies avancées et de l’élargissement du processus de marchandisation au détriment de celui de socialisation, entraine un processus involutif, car se développe l’idée terrifiante d’hommes inutiles et d’un ébranlement de la démocratie.

Le dépérissement de l’État, rêve marxiste se déroule sous la férule d’un libérisme doctrinaire qui se débarrasserait du libéralisme, il en deviendrait non pas la condition de sa réalisation, mais au contraire de sa destruction. Le point critique nous semble atteint, car c’est le projet même de nature libérale d’une société moyennisée qui est ébranlée. Projet libéral et non-libériste, car il supposait la promotion d’une société ouverte et multiculturelle. Le capitalisme financiarisé tue ce projet, car il polarise la société et comme le montrent les travaux de Piketty ou Giraud, il se traduit par l’appauvrissement des classes moyennes. Giraud le dit depuis 1997, dans son livre presque prophétique L’inégalité du monde.

Voilà comment il est possible à mon sens de pouvoir utiliser ce beau distinguo entre libérisme et libéralisme que nous propose ce débat de grande tenue que l’Italie a su nous offrir à travers ces deux grandes voix de la pensée contemporaine. Mais l’Union européenne fait davantage circuler marchandises et capitaux qu’idées. Les échanges intellectuels en Europe étaient plus denses au Moyen âge ou au cours de la Renaissance que dans l’Europe contemporaine.

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