Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ou « Le Diable Boiteux ». Homme d’esprit, diplomate, financier, révolutionnaire, bonapartiste, royaliste, et à ses heures perdues, évêque (il n’a prononcé la messe que deux fois), il fut soit honni ou adulé. Lui qui « [jouissait] des privilèges de l’exagération », demeure pourtant l’un des plus grands hommes politiques français et européens que la fin du XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle aient porté.
Que ferait donc ici un homme qui a trahi l’ensemble des serments qu’il a prêté, le « vice » qui s’appuyait « sur le bras du crime » (Chateaubriand) lors de son audience avec Fouchet auprès de Louis XVIII ? Que ferait enfin ici un personnage haut en couleur qui a aussi bien servi les monarchies que la République ? Était-il, malgré ces et ses critiques, un homme moins patriote que les autres ?
Aristocrate certes, mais pas réactionnaire. Il n’en demeurait pas moins réaliste sur les évolutions de son temps et sur la nécessité de concilier l’histoire millénaire de la France et les acquis révolutionnaires, lui qui était devenu admiratif de la démocratie libérale anglo-saxonne.
Libéral Talleyrand ? Assurément. D’une éducation religieuse à la diplomatie, il a tout au long de sa vie pensé son action, pensé ses serments et ce qui lui avait permis de les rompre successivement. Or, ses ruptures de serment sont le symptôme de sa pensée politique. Et c’est dans ce libéralisme coloré de son temps et de son éducation qu’il exprime pleinement ses opinions sur la souveraineté, qu’elle soit incarnée dans le Peuple ou dans la figure du Roi.
À la fin du règne de Napoléon Bonaparte et pendant la transition qui allait amener le retour des Bourbons sur le trône, la France est envahie, et les forces alliées veulent imposer une paix défavorable à la France. Talleyrand est alors envoyé dès 1814 au Congrès de Vienne pour régler la question de l’équilibre européen après les guerres napoléoniennes. Contexte défavorable pour le diplomate, l’heure n’est pas aux exigences. Sacha Guitry, incarnant à rebours le « Diable Boiteux », prononcera pourtant cette phrase au nom de ce dernier : « De grandes considérations pour la France, voilà ce que je demande ». Il plaidera donc, pour ce faire, la cause de la famille qui avait occupé pendant plusieurs générations le trône de France.
Et Talleyrand de relater dans ses mémoires qu’au sortir des guerres napoléoniennes, « la France, au milieu des horreurs de l’invasion, voulait être libre et respectée, c’était vouloir la Maison de Bourbon dans l’ordre prescrit par la légitimité ».
Il faut donc comprendre que la notion de légitimité est centrale chez Talleyrand, puisqu’elle conditionne non seulement sa philosophie politique, mais également l’ensemble de l’action qui découle de la première. C’est au Congrès de Vienne qu’elle trouve son expression. Pour le Prince de Bénévent, il faut reconstruire, au lendemain de la défaite de Bonaparte, un équilibre européen. Or, cet équilibre ne peut être absolu ; il ne peut être que relatif [1], car les corps politiques sont divers ; c’est-à-dire « simples » (les grandes puissances), ou « composés » (divisés en une multitude d’États). Ainsi, la reconstruction de l’équilibre européen ne peut être que « artificiel et précaire » ; elle nécessite en outre la négociation de toutes les parties, sans exception, à condition enfin que ces mêmes parties respectent ce que Talleyrand appelle « le droit public », synonyme de « justice » dans l’Ancien Droit. C’est donc sur un corpus de règles prérévolutionnaires, bien que non écrites, que Talleyrand trouve la garantie à un équilibre européen qu’il juge éminemment nécessaire eu égard aux excès de la Révolution et de l’Empire. La notion de droit public est déjà évoquée dans son État de la France : il s’agit d’un ensemble de règles et d’usages qui reposaient à l’époque sous une certaine pratique de la politique, à savoir une forme de modération et de morale publique. On retrouve là le vieil aristocrate de province. Et ces parmi ces usages, parmi ce « droit public », que Talleyrand place la légitimité.
Or, avant même d’écrire ses Mémoires et d’affirmer son libéralisme, Talleyrand définit la légitimité de manière restrictive de sorte à ce qu’elle puisse convenir à une Europe où les monarchies de droit divin sont encore présentes ; car au Congrès de Vienne, l’Europe n’a pas encore vécu son printemps des peuples. Il fonde la légitimité sur l’histoire, avant même de la fonder tant sur l’histoire que sur les opinions publiques. En d’autres termes, le souverain est légitime s’il détient sa souveraineté soit par le jeu de l’hérédité soit par droit de traité. C’est pourquoi, selon lui, la souveraineté ne peut être acquise par le simple fait de la conquête et c’est une des raisons qu’il donne à l’échec de Napoléon et aux guerres de libérations[2] auxquelles l’Empereur fut confronté. Et quand elle est cédée et que les États européens reconnaissent cette cession, c’est le droit qui fonde la souveraineté. La légitimité est également un facteur de légitimité qui vaut aussi bien pour les peuples que pour les souverains. Il note, dans une circulaire à ses agents :
« Elle a été consacrée bien moins dans l’intérêt des familles illustres qui occupent les différents trônes que dans l’intérêt de leurs sujets […] parce que l’expérience de tous les temps, et surtout de ceux que nous venons de traverser, a prouvé que, sous un pouvoir illégitime, les peuples ne peuvent marcher que de révolution en révolution, qui les mènent promptement à la ruine ».
Circulaire du 25 juillet 1815, in A. Polovstoff, Correspondance diplomatique des ambassadeurs et ministres de Russie en France et de France en Russie avec leurs gouvernements de 1814 à 1830, Saint Pétersbourg, 3 vol., 1902, I, p. 428
C’est le pragmatisme du grand homme, alliant à la fois une philosophie politique issue du XVIIIème siècle et marquée indéniablement par la pensée des Lumières, ainsi qu’une redoutable capacité à faire preuve de clairvoyance sur les évènements de son temps, qui lui permettent de tirer les conclusions de la période 1789-1814. Emmanuel de Waresquiel écrit que « comme souvent avec lui, ses Instructions prennent la forme d’un véritable cours de philosophie politique et comme souvent aussi leur apparence théorique ache le pragmatisme de l’homme d’action »[3].
Et c’est dans ses mémoires que le Prince de Bénévent théorise avec une remarquable maturité pour l’époque la notion de légitimité comme pierre angulaire de la souveraineté :
« Le premier besoin de l’Europe, son plus grand intérêt était donc de bannir les doctrines de l’usurpation, et de faire revivre le principe et la légitimité, seul remède à tous les maux dont elle avait été accablée, et le seul qui fût propre à en prévenir le retour.
Ce principe, on le voit, n’est pas, comme des hommes irréfléchis le supposent et comme les fauteurs de révolutions voudraient le faire croire, uniquement un moyen de conservation pour la puissance des rois et la sûreté de leur personne ; il est surtout un élément nécessaire du repos et du bonheur des peuples, la garantie la plus solide ou plutôt la seule de leur force et de leur durée. La légitimité des rois, ou, pour mieux dire, des gouvernements, est la sauvegarde des nations ; c’est pour cela qu’elle est sacrée.
Je parle en général de la légitimité des gouvernements, quelle que soit leur forme, et non pas seulement de celle des rois, parce qu’elle doit s’entendre de tous. Un gouvernement légitime, qu’il soit monarchique ou républicain, héréditaire ou électif, aristocratique ou démocratique, est toujours celui dont l’existence, la forme et le mode d’action sont consolidés et consacrés par une longue succession d’années, et je dirais volontiers par une prescription séculaire. La légitimité de la puissance souveraine résulte de l’antique état de possession, de même que pour les particuliers la légitimité du droit de propriété.
Mais, selon l’espèce de gouvernement, la violation du principe de la légitimité peut, à quelques égards, avoir des effets divers. Dans une monarchie héréditaire, ce droit est indissolublement uni à la personne des membres de la famille régnante dans l’ordre de succession établi ; il ne peut périr pour elle que par la mort de tous ceux de ses membres, qui, eux-mêmes, ou dans leurs descendants, auraient pu être, par cet ordre de succession, appelés à la couronne. Voilà pourquoi Machiavel dit dans son livre du Prince : « Que l’usurpateur ne saurait affermir solidement sa puissance, qu’il n’ait ôté la vie à tous les membres de la famille qui régnait légitimement. » Voilà pourquoi aussi la Révolution voulait le sang de tous les Bourbons. Mais, dans une république, où le pouvoir souverain n’existe que dans une personne collective et morale, dès que l’usurpation, en détruisant les institutions qui lui donnaient l’existence, la détruit elle-même, le corps politique est dissous, l’Etat est frappé de mort. Il n’existe plus de droit légitime, parce qu’il n’existe plus personne à qui ce droit appartienne. »
La légitimité est ici fondée sur deux éléments. D’une part, l’histoire, qui permet au souverain de jouir du prestige de la stabilité, et ce que ce soit avec la souveraineté populaire ou avec un gouvernement monarchique. D’autre part, le corps politique, qui trouve son incarnation ou bien dans la figure tutélaire du Roi mais également – dans le cas d’un gouvernement républicain – dans les institutions donnant l’existence à une personne collective et morale.
Toutefois, la notion de légitimité mériterait d’être développée : si Talleyrand a bien vu que c’était la légitimité qui fondait la souveraineté, il dit en substance que ce n’est pas le droit qui importe en premier lieu, car le droit (ou les institutions) sont évidemment nécessaires mais ne confèrent qu’une légitimité partielle au gouvernement :
« La monarchie avec les Bourbons offrait une légitimité complète pour les esprits même les plus novateurs, car elle joignait la légitimité que donne la famille à la légitimité que donnent les institutions, et c’est ce que la France devait désirer. »
Extrait des Mémoires de Talleyrand
Ainsi, selon que le gouvernement et l’ordre juridique sont républicains ou monarchistes, en d’autres termes, que différentes règles de droit (ancien régime, post révolutionnaire, républicain, impérial, etc.) s’appliquent dans un territoire donné ; dès lors, ce ne sont pas les règles de droit qui fondent la souveraineté politique de ce territoire, mais bien la justice rendue au gouvernement par l’histoire et l’opinion publique. Les règles de droit permettent l’expression de cette souveraineté et son respect, mais ne sont pas à son origine. Tel serait donc l’esprit de la Charte Constitutionnelle, qui bien qu’octroyée par Louis XVIII, a été pensée, rédigée, et défendue auprès du prétendant par Talleyrand en personne.
NOTES :
[1] « Une égalité absolue des forces entre tous les États, outre qu’elle ne peut jamais exister, n’est point nécessaire à l’équilibre politique et lui serait, peut-être, à certains égards, nuisible. Cet équilibre consiste dans un rapport entre les forces de résistance et les forces d’agression réciproques des divers corps politiques »
[2] Espagne depuis 1808, Tyrol en 1809, Allemagne à compter de 1813
[3] Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, le Prince immobile, Paris, Texto, Tallandier, IV, 6, p. 615
Je pense qu’il y a là une confusion. La souveraineté ne peut être folle de la légitimité. C’est le contraire.
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