Charlottesville ou le procès perpétuel de l’histoire

Les événements de Charlottesville aux États-Unis ont initié, dans plusieurs pays occidentaux, un mouvement de revendications visant à soustraire de la mémoire collective des noms et événements  historiques, à travers l’élimination de leurs traces dans l’espace public. Cette mode, qui consiste à relire et réécrire l’histoire à l’aune de considérations supposément progressistes, est portée par les artisans et partisans de luttes sociales radicalisées dont l’objectif est la satisfaction de revendications communautaires, quel qu’en soit le prix en termes de cohésion nationale et de paix civile. Dès lors, les ressorts et objectifs de ces revendications sont particulièrement préoccupants ; derrière la réécriture du passé se cache une volonté de prescrire le présent et de soumettre au cadre restreint de ces nouvelles idéologies tous propos et opinions publics. Un nouveau totalitarisme prend ainsi forme, sur le terreau fertile du sectarisme et de l’ignorance. Charlottesville a touché un point sensible où se nouent les rapports entre histoire, mémoire, culture et société. De la volonté de retirer de l’espace public la statue d’une figure historique comme Robert E. Lee a émergé une série de questions propres à générer un débat d’ampleur au sein des sociétés occidentales : quel usage social peut-on faire de l’histoire et de ses acteurs ? Pourquoi ce procès des personnages, des lieux, des idées d’hier ? Qui sont les procureurs ? Que cherchent-ils ? Quelle motivation pour cette entreprise de neutralisation de l’espace public ? D’ailleurs, s’agit-il vraiment de le rendre neutre ? Ou de se l’accaparer et le faire disparaître sous le poids des communautés particulières ?

La célébration du présent et le mépris du passé, tels semblaient être les maîtres mots du rapport au temps de l’individu postmoderne. Rapport dépourvu de toute conséquence historique certes, mais encore relativement inoffensif pour la mémoire des sociétés. La rencontre, en ce début de XXIe siècle, entre d’une part un absolutisme progressiste porté par quelques minorités actives, et d’autre part le recul de la connaissance de l’histoire, issu du renoncement à la transmission qui voue des générations entières à une certaine forme de déculturation, conduit cependant à une nouvelle étape dans le rapport au passé. Il ne s’agit plus de le mépriser : l’histoire, par les cultures qu’elle a façonnées, les idées qu’elle a forgées, s’est systématiquement trouvée, d’une façon ou d’une autre, sur le chemin de ceux qui entendaient reconditionner les rapports sociaux à l’aune de leurs lubies politiques. Il s’agit donc désormais, pour certaines minorités actives, de s’attaquer au passé pour en faire un moyen d’action. L’entreprise a pour but de prescrire une mémoire autorisée, ripolinée aux couleurs de considérations sociales contemporaines. L’histoire, ses hommes et ses événements sont donc tenus à la disposition de certains activismes et font l’objet d’un tri selon des critères éminemment politiques. A notre époque, c’est un prétendu égard pour autrui et sa différence – de genre, de race – qui, dans une approche essentialiste et victimaire de celle-ci, sert de fondement à ces revendications.

C’est sur ce terreau d’une pauvreté idéologique désarmante, mais d’une redoutable efficacité médiatique, tant ces nouvelles luttes sociales savent s’habiller des atours de l’évidence – celle des bons sentiments –, qu’ont commencé à fleurir, au cours des derniers mois, les procès désormais nombreux envers des figures historiques. Après le déboulonnement de Robert E. Lee à Charlottesville, des images ont montré des manifestants renverser un mémorial aux soldats confédérés à Durham, en Caroline du Nord. Puis des statues de Lee et d’Albert Sidney Johnston à Austin, au Texas, ont été retirées par les autorités locales. Puis une statue de William Crawford, soldat durant la guerre d’indépendance américaine, située à Bucyrus en Ohio, a été retrouvée décapitée. Un attentat a été déjoué à la bombe à Houston, au Texas toujours, contre une statue de Richard Dawling, lieutenant de l’armée sudiste.

Comme pour dévoiler sa vraie nature, et son véritable objectif, le mouvement initié à Charlottesville s’est déporté sur d’autres figures de l’histoire et a essaimé ailleurs : en  Louisiane, la statue de Jeanne d’Arc à la Nouvelle-Orléans fut taguée des mots « Tear it down » (« Renversez-la »). À New York, le maire a annoncé étudier la possibilité de retirer une statue de Christophe Colomb. À Londres, une éditorialiste du journal The Guardian a lancé un mouvement visant le retrait de la statue de Nelson sur Trafalgar Square. Au Canada, le même type de revendications a ciblé notamment les figures controversées de John Mac Donald et Robert Monckton, éminents représentants de la domination anglaise sur les autochtones amérindiens et les Canadiens français. Et à Paris, le journal Libération a appelé la France à suivre la marche et à retirer toute trace publique qui aurait un lien avec la traite négrière. Le président du Conseil Représentatif des Associations noires de France (CRAN), Louis-Georges Tin, n’a d’ailleurs pas manqué de répondre à l’appel en exigeant l’éradication de toute trace de Jean-Baptiste Colbert, père du « Code Noir », dans l’espace public français.

Le sujet n’est évidemment pas de défendre aveuglément la mémoire de certains personnages ou la présence irrévocable de telle ou telle statue sur l’espace public. Mais il s’agit de savoir pourquoi ils sont commémorés, de comprendre l’intérêt que revêt le souvenir de tel individu ou de tel événement pour la société d’aujourd’hui, pour son fonctionnement et sa conscience de soi. Le contexte, donc la connaissance historique, est ainsi indispensable au rôle social de la mémoire collective. En France, une plaque ou une statue à Philippe Pétain n’a pas le même sens si elle provient de l’entre-deux guerre et célèbre le héros de 1916, ou si elle distingue son action durant la Deuxième Guerre mondiale. Idem aux États-Unis, où un exemple illustre la complexité du sujet et symbolise parfaitement la nécessité du débat : l’État du Tennessee envisage de retirer la statue de Nathan Bedford Forrest, un des lieutenants confédérés les plus célèbres et passé à la postérité pour avoir été un des premiers membres du Ku Klux Klan, qu’il a rejoint en 1867. Quand on sait l’idéologie de cette organisation et l’horreur des crimes qu’elle a commis – les trois minutes de « Strange Fruit » chanté par Billie Holiday en donnent toute la dimension –, on ne peut que s’interroger, sinon se révolter, de l’existence d’un tel monument dans les États-Unis d’aujourd’hui. On peut aussi prendre du recul, chercher à comprendre la décision de ceux qui, en 1905, ont érigé ce monument, et s’interroger sur sa pertinence en 2017. On sortirait alors d’une approche simpliste et manichéenne de l’histoire, et l’on découvrirait que Bedford Forrest fut un des rares responsables sudistes de l’époque à libérer ses esclaves avant la fin de la guerre de Sécession, que le KKK n’était pas au départ l’organisation criminelle qu’il est devenu au début du XXe siècle, responsable notamment de milliers de lynchages d’hommes noirs. On verrait aussi que Bedford Forrest l’a d’ailleurs combattu dès 1869, quand l’organisation se radicalisa, en appelant notamment à « exterminer les maraudeurs blancs » responsables de tels meurtres. Il s’engagea même, vers la fin de sa vie, pour les droits des Américains noirs et pour l’égalité entre les races. N’est-ce pas là un parcours qui, par sa complexité et le reflet qu’il donne de son époque, mériterait d’être connu en 2017 ?

Le problème fondamental qui s’est posé à Charlottesville est celui du manichéisme fou avec lequel certains groupes de pression entendent juger l’histoire passée par l’idéologie présente pour s’arroger le pouvoir de définir la mémoire autorisée. L’instrumentalisation de l’histoire représente un danger immense pour la cohésion d’une société quand elle a vocation à morceler la mémoire collective en mémoires communautaires, instillant ainsi de facto la séparation des individus. L’enjeu de ces revendications est ainsi moins la vérité historique ou le débat historiographique que le combat politique. La démarche communautaire, voire groupusculaire, des activistes de ces nouvelles luttes sociales est de défendre les intérêts d’une communauté circonscrite autour d’un critère identitaire (le sexe, la couleur de peau, l’orientation sexuelle, la religion), identifiée comme victime de la majorité et revendiquant à ce titre non seulement l’égalité sociale, mais aussi une supériorité morale vis-à-vis d’un tout – la société dans son ensemble, la communauté des citoyens, qu’on l’appelle nation, patrie ou République – jugé oppresseur et contre lequel cette communauté construit son identité fermée. Afin de faire avancer leur cause, et de justifier de leur utilité pour celle-ci, ces activistes s’attaquent ainsi à tout ce qui caractérise et fédère ce tout, comme son histoire et sa mémoire. La réécriture de faits historiques permet en effet soit d’en tirer profit, soit d’en faire le procès. Dans le premier cas par exemple, on inventera des racines ancestrales extraeuropéennes à la France pour justifier le multiculturalisme. Dans le second, on réinterprétera la culture catholique française comme vecteur séculaire d’oppression des femmes. Cette démarche de sabotage qui vise la mémoire commune touche également la langue par exemple, avec la funeste entreprise d’ « écriture inclusive ».

L’histoire est donc ici un prétexte. Toute cause actuelle est bonne pour incriminer tel ou tel élément de la mémoire commune. C’est en cela que Donald Trump avait raison en s’interrogeant, lors de sa deuxième conférence de presse à la Tour Trump suite aux événements de Charlottesville : « Qui sera le suivant ? George Washington et Thomas Jefferson détenaient des esclaves. Allons-nous retirer les statues de George Washington la semaine prochaine ? Et celles de Thomas Jefferson la semaine suivante ? ». Contrairement à ce qu’a prétendu une certaine presse, il ne s’agissait pas de comparer Robert E. Lee à George Washington, mais de démontrer que l’approche manichéenne du passé, sa relecture à l’aune des luttes communautaristes d’aujourd’hui, aura, selon les points de vue, la peau de toute figure historique. Elle mènera inéluctablement à tout rejeter du passé, à en « faire table rase » à la manière chantée par l’Internationale et mise en place par la propagande bolchévique en Russie ou durant la « révolution culturelle » dans la Chine de Mao. L’histoire étant faite pas les individus et leurs nuances, elle est par essence irréductible à une lecture binaire « Méchants vs. Gentils ». Dès lors, aucune figure historique ne peut résister à ce procès. Pas plus que la cohésion d’une société dont tous les ferments d’unité auront été sabotés par ces entreprises idéologiques de déconstruction. Quand tout ce qui lie les hommes entre eux dans une société aura été détruit ou sali par l’opprobre, quand tous les codes et les institutions que la civilisation occidentale a développés au fil des siècles pour expurger des rapports humains les instincts primitifs de la violence – le respect, la politesse, la courtoisie, la solennité de certains lieux et événements – auront été « déconstruits », selon le terme consacré, au bénéfice des nouvelles luttes sociales, il ne restera que les antagonismes et la défiance généralisée, soit la guerre du tous contre tous.

Charlottesville fut donc, à l’échelle de l’histoire récente, un des premiers points de cristallisation des tendances centripètes qui touchent la plupart des sociétés occidentales d’aujourd’hui. Les événements donnent à voir, par la nature des revendications, l’ampleur des réactions et l’outrance des moyens par lesquels celles-ci sont médiatisées, l’avènement d’un « totalitarisme doux » qui, mû en apparence par le « Progrès » et les meilleures intentions de compassion et de bienveillance, voit son emprise s’accroître redoutablement sur les esprits en sapant un à un les fondements des démocraties libérales : le libre arbitre, la libre expression, le primat de l’individu sur la communauté, la supériorité de l’égalité politique sur l’égalitarisme sociologique. Non contents de prétendre prescrire le réel, en niant par exemple la réalité d’événements avérés invalidant leur lecture du monde, ces entrepreneurs en causes communautaires s’attellent à une redéfinition du passé. Par leur manichéisme paroxystique et la diabolisation de leurs adversaires, ces luttes sociales construisent une société de la défiance généralisée où tous les ressorts du respect et de la confiance entre individus sont méticuleusement détruits. Elles démontent un à un tous les ferments de cohésion des sociétés, au premier rang desquels leur histoire partagée, ferments constitutifs d’une identité commune, au profit d’identités particulières. Elles consacrent en cela une guerre ouverte à la modernité politique et représentent une menace grave pour la paix civile. Il importe de prendre conscience de ce danger pour le combattre, au nom de tous.

Dans ses Mémoires d’outre-tombe, au soir de sa vie, Chateaubriand décrivait ainsi son époque : « Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités : l’impossibilité du passé, l’impossibilité de l’avenir. » Une double impossibilité qu’il étudiait déjà dans ses Réflexions politiques de 1814 et dont il trouvait l’origine dans les dérives de la Révolution et de la Première république françaises, fautives d’avoir voulu « séparer le présent du passé, bâtir un édifice sans base ». Deux siècles plus tard, les mêmes dérives absolutistes semblent à l’œuvre pour incriminer l’histoire et la mémoire du passé. Elles démontrent ainsi, sans en avoir conscience, l’impérieuse nécessité de défendre et préserver une conscience et d’une connaissance historique partagée, propres à garantir la cohésion nationale.

Un avis sur “Charlottesville ou le procès perpétuel de l’histoire

  1. Bravo ! Bel article d’une grande justesse !
    J’ajouterais ce danger auquel s’exposent les ennemis de l’histoire: à calomnier le passé, on s’expose à être vilipendé par l’avenir.

    Cincinnatus

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