Le Français, langue nationale-populaire

L’ordonnance royale de Villers-Cotterêts est le symbole de la singularité de la langue française. Établie par François Ier à la mi-Août 1539, elle fit de la France le premier pays d’Europe à ériger une langue vulgaire en langue nationale. En consacrant en effet le « langage maternel françoys » comme langue administrative, le Royaume marqua une nouvelle étape dans la centralisation et dans le façonnage de cette «conscience d’une permanence autour d’un noyau d’origine », pour reprendre la formule de Van Gennep. La nation française est en effet l’une des constructions historiques des plus originales car elle ne se fonde pas sur un déterminisme linguistique comme l’Allemagne, ou terrestre comme l’Italie, mais sur ce qu’André Siegfried définissait comme « un noyau autour duquel gravitent plusieurs peuples ».

Si l’ordonnance royale n’imposa pas à tous les sujets du Royaume de France de parler le « françoys », sa consécration comme langue administrative eut néanmoins des conséquences culturelles similaires. Historiquement, elle s’inscrit effectivement dans ce long processus de centralisation nationale entamée par les monarques, processus dont Hugues Capet est considéré comme l’un des artisans les plus importants, mais succède surtout à trois autres ordonnances royales semblables. L’ordonnance de Moulins de Charles VIII imposa ainsi dès1490 le français dans les interrogatoires et procès-verbaux, suivi vingt ans après de l’ordonnance de 150 de Louis XII qui, elle, l’imposa comme langue juridique. François Ier, enfin, avait déjà étendu l’ordonnance précédente à tout le Languedoc en 1535. La singularité française réside dans le fait que son centralisme repose avant tout sur son administration, de laquelle découle le centralisme politique et culturel. De façon plus générale, il ne serait pas déplacé d’avancer que la France, contrairement à ses voisines européennes, a une véritable culture de la centralisation, sans laquelle son rayonnement mondial n’aurait pas été le même.

L’ordonnance de Villers-Cotterêts constitue à ce titre l’une des pierres les plus importantes de l’édifice national français. La comparaison avec l’Italie permet d’ailleurs de mieux en saisir l’importance dans la vie nationale-populaire française. Pasolini relevait par exemple dans Empirisme Hérétique que si l’italien, en tant que langue imposée « par le haut » provenait de ce fait de centres élaborateurs techniques et économiques, et non pas culturels ou régionaux, le français, bien qu’imposé lui aussi « par le haut », ne connut pas les mêmes effets. Et pour cause, sa consécration au XVIe siècle, en pleine renaissance française, lui épargna l’influence des milieux économiques et techniques. De plus, l’ordonnance mentionnant le « langage maternel françoys » sans préciser qu’il s’agissait du patois francilien laissa une certaine liberté aux juges d’étendre l’appréciation de cette disposition à d’autres langues maternelles du royaume. L’autre point souligné par Pasolini concernait justement l’importance historique de la consécration du français comme langue nationale. Langue officielle depuis le XVIe siècle, son centralisme culturel diffère selon le poète de l’italien en ce que son processus fut bien plus lent, donnant donc aux Français non seulement une meilleure assimilation à la langue, mais aussi, réciproquement, une meilleure assimilation de la langue au peuple. Cette identification-assimilation propre à la France lui offre une dimension démocratique que l’italien ne recouvre pas, pour ainsi dire. C’est donc  une véritable koinè ; une langue véhiculaire, nationale et populaire.

La nature proprement nationale du Français tient, comme nous l’avons dit, à deux raisons principales : elle tient du fait que le « françoys » fut un patois (malgré l’usage de cette expression péjorative était dirigée contre les langues régionales des provinces, le « françoys » n’était rien d’autre, à l’origine, que le patois de l’Île-de-France), soit une langue vulgaire, qui s’était déjà propagé à la Cour, le clergé, mais qui était aussi déjà utilisé dans les actes notariés. Or, l’ordonnance de Villers-Cotterêts comprend une disposition concernant la compréhension linguistique : « Et parce que de telles choses sont arrivées très souvent, à propos de la [mauvaise] compréhension des mots latins utilisés dans lesdits arrêts, nous voulons que dorénavant tous les arrêts ainsi que toutes autres procédures, que ce soit de nos cours souveraines ou autres subalternes et inférieures, ou que ce soit sur les registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments et tous les autres actes et exploits de justice qui en dépendent, soient prononcés, publiés et notifiés aux parties en langue maternelle française. »

À vrai dire, c’est probablement cette disposition qui incarne la clef de voûte du français comme langue véhiculaire. Imposée non pas par arbitraire royal ou par vue politicienne, mais bel et bien parce que le latin n’était plus une langue nationale, ni populaire. Or, l’autre succès de l’imposition du « francoys » tient justement en ce qu’il était une langue populaire, car utilisée par le peuple, ou au moins une partie. Car quand bien même ne serait-elle, au moment de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, minoritaire, c’est son appropriation par la population qui la rendit, en toute logique, populaire. Cette disposition est en effet le négatif de la petite phrase du ministre d’Azeglio à la fin du Risorgimento : « Maintenant que l’Italie est faite, il faut faire les Italiens. » Le processus français fut l’inverse ; ce sont justement les Français qui firent la France, et réciproquement. La volonté politique de faire coïncider le langage oral avec le langage écrit est effectivement représentatif de la nature émancipatrice de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, mais aussi de ses textes prédécesseurs. Là où le latin relevait d’une forme d’asservissement du sujet vis-à-vis de la Loi, la langue vulgaire, en tant que langue nationale-populaire, lui permit au contraire de réaliser la fameuse maxime : « nul n’est censé ignorer la loi ». La comparaison avec la péninsule permet de mettre en valeur cette dimension nationale-populaire qui est de plus en plus remise en cause ces dernières années, notamment par une dérogation législative permettant aux universités de ne plus dispenser obligatoirement tous leurs cours en français, mais aussi par l’apparition et l’exaltation du phénomène multiculturel ou encore de la colonisation du langage communicationnel dont les innombrables anglicismes caractérisent par sa nature antinationale et déracinée de la vie nationale-populaire. Cela étant, l’état de la langue française reste relativement enviable par rapport à sa consœur italienne, dont la moitié du vocabulaire verbal est désormais parasité par une débauche d’anglicismes et de « francismes », parasitage dû justement à l’imposition verticale d’une langue technicienne qui n’a même pas deux siècles.

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