Le 24 juillet 2017 marque le cinquantième anniversaire de la célèbre harangue gaullienne : « Vive le Québec libre ! ». Par son audace, sa force historique, par la déflagration qu’il a provoquée dans les affaires internationales, le discours du général de Gaulle au balcon de l’hôtel de ville de Montréal, ce 24 juillet 1967, dans le cadre de sa visite officielle pour le centenaire du Canada, est un acte politique majeur et génial. Il porte au devant de la scène internationale la question fondamentale de la souveraineté d’une nation et le droit inaliénable des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le souvenir que ces mots ont laissé outre-atlantique, où cet anniversaire est discuté ces jours-ci par tous les médias, fait écho à la place centrale qu’occupe la question de la souveraineté dans l’histoire politique québécoise. À l’aune de cet anniversaire, je m’inspire très modestement de Pierre Manent et de la concision du titre de son brillant dernier essai pour faire un point historique et politique de la situation du Québec. Et de ce qu’elle peut nous enseigner sur celle de la France.
Nation minoritaire
Le 30 octobre 1995, les Québecois étaient invités aux urnes pour se prononcer sur la question référendaire suivante : « Acceptez-vous que le Québec devienne souverain, après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec et de l’entente signée le 12 juin 1995 ? ». Il s’agissait alors du deuxième référendum sur la question de la souveraineté du Québec, après celui du 20 mai 1980 proposant une « souveraineté-association » au Canada anglais, que les suffrages avaient rejetée à 59,56%. En 1995, l’intensité de la campagne et la participation historique ont porté le Québec à un cheveu de l’indépendance : 49,42 % des votants répondent « oui » à la question, la souveraineté est rejetée sur le fil. Les études d’après-scrutin ont démontré alors que l’option indépendantiste l’avait emporté à plus de 60% chez les francophones. C’est le vote des minorités, telles que définies officiellement par Statistiques Canada, qui a scellé l’issue du scrutin en faveur d’un maintien du Québec dans la Confédération canadienne.
Le référendum de 1995 est organisé au terme d’une longue crise de légitimité politique qui commence dès la chute de la Nouvelle-France et culmine en 1982 avec le « rapatriement » de la constitution canadienne. Entreprise par le Premier ministre canadien Pierre Eliott Trudeau, cette modification de la constitution du Canada, qui est officiellement un dominion britannique, entend rapatrier de Westminster à Ottawa le pouvoir d’amendement constitutionnel. Cet événement fait éclater au grand jour une controverse historique qui oppose deux peuples, les Canadiens français et les Canadiens anglais, et deux visions de l’histoire du Canada. De cette controverse débouchera la rupture que le référendum de 1995 devait sceller.
Un pays, deux histoires
Pour comprendre la question constitutionnelle qui a conduit aux revendications indépendantistes des Québécois en 1995, j’en passe brièvement par un rappel historique. Schématiquement, le problème canadien peut être résumé ainsi : malgré la défaite française de Montcalm sur les plaines d’Abraham en 1759 et la signature du traité de Paris en 1763, qui cède définitivement la Nouvelle-France à l’Angleterre, les Canadiens français se considèrent comme « les premiers arrivés », la France étant la première puissance européenne à prendre pied et coloniser l’Amérique du Nord, avec Jacques Cartier puis Samuel de Champlain. Les Canadiens français s’estiment donc un des deux peuples fondateurs du Canada actuel, à égalité avec les Canadiens anglais. Ils veulent être reconnus en tant que nation au sein du Canada, et demandent que la province du Québec ait un poids et un statut particuliers dans la confédération canadienne. Leur revendication est donc fondée sur un argument historique. Les Canadiens anglais, de leur côté, privilégient une approche politique et démographique : les Anglais ont conquis la Nouvelle-France, ils dominent donc le pays qui naîtra de cette conquête, pays dans lequel ils sont par ailleurs majoritaires.
La controverse politique éclate lors de la rédaction de la loi constitutionnelle de 1982 qui permet cet affranchissement juridique qu’entreprend Ottawa vis à vis de Westminster. Le texte est en effet le fruit d’une entente entre le gouvernement fédéral et les représentants de neuf des dix provinces canadiennes, entente forgée en l’absence des représentants du Québec. Ces derniers, opposés au projet de Pierre Eliott Trudeau, qui renforçait le pouvoir du gouvernement fédéral donc celui de la majorité anglophone, ont vu dans cette entente « en catimini » un véritable affront fait aux Québécois et une volonté d’assujettir le Québec dans le nouvel ordre constitutionnel canadien. La loi constitutionnelle en question fut ainsi élaborée sans l’accord ni même l’avis du gouvernement provincial du Québec, et votée telle quelle par le parlement britannique. La nouvelle constitution du Canada fut donc mise en oeuvre sans le Québec.
Deux tentatives ont ensuite été menées pour résoudre cette crise institutionnelle : les accords du Lac Meech de 1984, accédant à certaines revendications du Québec, sont devenus caducs avec le refus de deux provinces anglophones (le Manitoba et Terre-Neuve) de les ratifier, tandis que l’accord de Charlottetown de 1992 fut rejeté, lors d’un référendum fédéral, par une majorité de Canadiens. Au Québec, ce rejet fut interprété comme l’illustration d’une incompatibilité fondamentale entre les intérêts du Québec et la majorité anglo-canadienne, et a nourri un fort mouvement indépendantiste. C’est dans ce contexte que le gouvernement du Québec organisa le référendum de 1995, où moins de 55 000 voix ont manqué au camp souverainiste pour faire advenir l’indépendance. À ce jour, le Québec n’est donc pas souverain mais n’est pour autant toujours pas signataire de la constitution canadienne.
Leçon québécoise
Ainsi le Québec est-il aujourd’hui l’exemple d’une nation non-souveraine enserrée dans un ensemble politique où elle est minoritaire. Dans une telle configuration, les choix de la majorité, exprimés dans un cadre fédéral, s’imposent au corps minoritaire, réduit au rang provincial. Inversement, les choix de la minorité, exprimés dans le cadre provincial, sont contraints et assujettis au cadre défini par la majorité. La politique linguistique menée par le gouvernement du Québec pour défendre le statut du français est ainsi régulièrement contrecarrée par Ottawa, comme en témoignent les nombreuses entorses faites à la loi 101 de 1977.
Le Québec est ainsi un bon cas d’école pour la France au sein de l’Europe intégrée. Reconnue comme une construction sui generis, à mi-chemin entre une organisation internationale et un proto-Etat, l’Union européenne actuelle a, depuis le traité de Maastricht, une vocation d’État fédéral, dont elle revêt d’ores et déjà plusieurs attributs : une monnaie, une justice et un droit communs, une diplomatie. Et sont en projet une armée et un budget propres. Dans cet ensemble politique en voie d’intégration, comme dans tout organe politique démocratique, une majorité et une minorité se dessinent, composées ici des Etats qui, selon leur vote, soutiennent ou subissent la décision votée. C’est la logique des votes à la majorité qualifiée au sein de certaines instances européennes telles que le Conseil, par exemple.
Ce procédé, qui gagne du terrain à chaque révision des traités, illustre l’hypocrisie de ceux qui prétendent concilier souveraineté nationale et intégration européenne. Des États réputés encore souverains se voient ainsi imposer des choix qu’ils ont pourtant rejetés, par le simple fait qu’ils sont engagés dans un système politique où ils ont le malheur d’être minoritaires. La volonté populaire, exprimée au niveau national, sur laquelle pouvait reposer ce rejet, est ainsi sciemment bafouée. C’est là tout le problème politique et démocratique de la souveraineté.
Ce statut de nation minoritaire qui caractérise le Québec au sein du Canada est à bien des égards celui de la France dans le système européen. Que ce soit au niveau de la politique monétaire, où la forme de gouvernance et les choix de la Banque centrale européenne (BCE) sont calés sur des modèles et des intérêts politiques, économiques et démographiques différents des nôtres. Au niveau du système juridique, où le droit européen, qu’il soit appliqué par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) ou la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), correspond à un système de droit d’essence anglo-saxonne, concret et subjectif, qui se heurte au modèle universaliste républicain d’un droit abstrait et objectif propre à la France. Au niveau des affaires étrangères enfin, où le Service européen d’action extérieure (SEAE) et son « Haut représentant » doivent défendre une position commune dans laquelle l’indépendance stratégique de la France, seule vraie puissance diplomatique de l’UE depuis le Brexit, et son action en faveur du multilatéralisme, sont des enjeux minoritaires face, par exemple, aux tenants de l’atlantisme, en Europe de Nord ou de l’Est.
La question de la souveraineté, telle qu’elle se pose au Québec vis à vis du système canadien, se pose également, sur un autre plan, à la France et à la place structurellement minoritaire qu’elle occupe au sein d’un système européen toujours plus intégré, élargi à l’est et centré sur l’Allemagne et son hinterland.
À l’occasion du cinquantième anniversaire du « Vive le Québec libre ! » qu’a prononcé le général de Gaulle à Montréal, il y a tout lieu de s’approprier, de ce côté-ci de l’Atlantique, toute la force et la symbolique de ce message. Véritable bras de fer – et d’honneur – diplomatique, cette allocution renferme la quintessence de l’action politique, indissociable du pouvoir des mots, du poids de l’histoire et du sort des hommes. « Vive le Québec libre ! », c’est, tel que le concevait De Gaulle lui-même, un acte de réparation historique, 208 ans après l’abandon par Louis XV de la Nouvelle-France et des 65 000 colons français qui la peuplaient (*). C’est l’acquittement d’une dette qu’avait gardée la France envers des millions de francophones américains ; le dernier acte, l’apothéose d’une scène d’histoire, aussi glorieuse que tragique, celle de la présence française en Amérique du Nord, qui mériterait d’être davantage connue et enseignée en France. C’est une illustration, après les discours de Brazzaville et de Phnom Penh et alors que la France est au faîte de sa puissance, du fameux « pacte vingt fois séculaire » qui lie sa grandeur à la liberté du monde. C’est enfin et surtout un appel à la liberté et à la démocratie, à la souveraineté en somme, qui doit être entendu aujourd’hui en France pour servir les combats de demain.
(*) Lire sur le sujet l’excellent livre La dette de Louis XV, de Christophe Tardieu. Paru aux éditions du Cerf en mai 2017.