Le concept juridique et politique de souveraineté invite à une exploration étymologique en raison de son ancienneté et de sa complexité. Déjà, Jean Bodin assimilait la souveraineté à la « maiestate » chez les Romains et au « segnora » chez les Italiens du XVIe siècle, dans Les Six Livres de la République. La juste compréhension de la souveraineté conduit ainsi à s’intéresser la notion d’imperium dont les Romains faisaient usage pour désigner un pouvoir de commandement. Si le terme portait les germes de la notion de souveraineté telle que nous la connaissons, il convient également de le mettre en concurrence avec la notion de potestas qui évoquait la puissance publique dans la société romaine.
L’IMPERIUM COMME PROTO-SOUVERAINETÉ
L’imperium préfigurait une forme primaire de la souveraineté, il est cependant intimement lié au sacré, et incarne un mandat divin. Le pouvoir sacré de l’imperium était octroyé par l’inauguratio (investiture augurale) et l’auspicatio (prise des auspices). Toutefois, sa notion concurrente qu’est la potestas et l’émergence de la république romaine modifiera non pas son pouvoir mais son exercice. De pouvoir de commandement double (A), il deviendra de plus en plus, avec le principat notamment, lié à la figure du souverain (B), mais toujours lié au sacré.
Un pouvoir de commandement double
La relation avec le sacré est fondamentale dans l’imperium. Julius Evola rappelait dans Les Hommes au milieu des ruines que l’imperium tirait son essence du sacré, lequel est un préalable nécessaire et absolu. Si l’absoluité de l’imperium est permise par le mandat divin, absoluité que la définition moderne de la souveraineté recouvrira ; elle permet toutefois de distinguer l’imperium de la souveraineté – ou tout du moins les théories modernes de la souveraineté – en raison du caractère initial de la souveraineté tandis que l’imperium nécessite un préalable divin. Pour les Romains, le pouvoir de commandement relevait de la transcendance. La légitimité du bénéficiaire de l’imperium ne reposait donc pas uniquement sur l’élection, mais le cursus honorum cher aux Romains recouvrait néanmoins un préalable politique essentiel pour se montrer digne du pouvoir de commandement. Julius Evola considérait ainsi que l’imperium s’inscrivait dans l’émergence de l’État en tant que pouvoir sacré, tandis que la souveraineté exprimait selon lui « la transcendance de son principe ». L’imperium pouvait revêtir une nature militaire et civile de par sa contribution à la vie de la cité en garantissant la sécurité ou l’ordre public sans jamais connaître de vacance. La proximité des deux notions pouvant s’expliquer par le fait qu’elles présentaient un caractère absolu et qu’elles détenaient chacune l’autocritas.
Outre l’imperium, la potestas partageait également avec la souveraineté la caractéristique externe et interne du pouvoir de commandement. Mommsen relevait ainsi dans son traité Droit public romain que « la puissance publique est appelée, chez les Romains, à la fois imperium et potestas ». Cette confusion existait déjà chez les consuls qui pouvaient à la fois détenir l’un et l’autre. Si l’imperium induit la potestas, la détention des deux pouvoirs ne relevait que des plus hautes magistratures. Le cumul des deux pouvoirs peut trouver aussi une autre explication, donnée par Machiavel dans son Discours sur la première décade de Tite-Live : le pouvoir monarchique demeure malgré les changements de régime, car ce serait la nature même du pouvoir qui le définirait comme monarchique et non les institutions, quand bien même ces dernières le répartiraient entre consuls, proconsuls, sénateurs ou tribuns. Ainsi, le pouvoir incarné par l’imperium et la potestas serait toujours lié à la figure du souverain.
Un pouvoir assimilé au souverain
Carl Schmitt définissait le souverain dans sa Théorie de la Constitution comme « celui qui décide des situations exceptionnelles ». Or, la mutation de la Rome Antique en principat redonna au souverain le pouvoir de nature monarchique dévolu aux consuls et aux tribuns sous la République. Ainsi, le princeps détenait l’imperium majus : un pouvoir analogue à l’imperium, mais dont Auguste avait la primauté vis-à-vis des proconsuls notamment. Il peut ainsi lever une armée, faire la paix ou la guerre, nommer les amiraux et fixer les impôts. Ces pouvoirs supérieurs de l’imperium majus favorisèrent l’émergence de la notion même de souverain, puisqu’il concentra l’imperium et la potestas. Les éléments formant l’imperium majus seront définis par Bodin dans Les Six Livres de la République comme des marques de la souveraineté et relevant de la compétence législatrice du souverain qui constituerait l’attribut essentiel de la fonction. De même, l’impossibilité de toute vacance du pouvoir est, d’après l’Histoire Romaine de Tite-Live, assurée par un interrègne, d’où la maxime médiévale « Majestas Regia Nunquam Moritur » : « La Majesté Royale ne meurt jamais ». Cela nous éclaire sur la raison pour laquelle Bodin appréhenda la « maiestate » comme origine de la souveraineté.
Néanmoins, qu’il soit exercé par une personne ou plusieurs, l’imperium détenait toujours sa dimension sacrée, puisque rattachée à Auguste, dont le titre renvoie directement au caractère divin qu’Octave Auguste voulut attribuer à l’imperator. L’imperium demeurait donc un mandat divin, et sa sacralité fut encore renforcée du fait que le princeps, puis l’empereur, devinrent des figures divinisées, posant les prémisses du pouvoir de droit divin là où la tradition républicaine exigeait et le cursus honorum et la consultation des augures. En réalité, la figure divine de l’empereur marque un glissement de la transcendance vers l’immanence.
À ce titre, l’incarnation et l’exercice de la souveraineté – encore nommée imperium majus – par l’Empereur, induit deux évolutions notables. La première consiste en l’unification ou la réunification du pouvoir qu’est la souveraineté. Auparavant divisée en potestas, imperium, et entre différents mandats consulaires ou tribunitiens qui se partageaient une notion plus vaste qu’était l’autocritas, l’assimilation de la souveraineté par le souverain sous la forme de l’imperium majus entame la formation de l’indivision de la souveraineté. La seconde évolution de la mainmise de la souveraineté par le souverain concerne la sécularisation d’icelle. Alors que l’origine divine de l’imperium était directe et double sous la République de par l’obligation préalable de consulter les augures, le fait qu’elle soit désormais une caractéristique essentielle de l’Empereur affaiblit non pas le sacré, mais le préalable divin ; puisque désormais l’Empereur sera considéré comme le lieutenant des dieux sur Terre, pour paraphraser la légitimité de droit divin du Roi de France. Ce glissement progressif conféra à la souveraineté moderne l’une des caractéristiques essentielles : la souveraineté issue d’elle-même.
DE LA TRANSCENDANCE À L’IMMANENCE
Le fait que l’imperium majus fut incarné par l’Empereur et non plus directement par le divin constitua la première étape vers la sécularisation, autre distinction fondamentale entre imperium et souveraineté. De même que le glissement de la transcendance vers l’immanence, le glissement du sacré vers la sécularisation fait partie de la modernisation du concept de souveraineté (A), jusqu’à l’apparition du nom en tant que tel. De même, cette modernisation en vint à consacrer l’indivision de la souveraineté là où les Romains distinguaient l’imperium de la potestas (B).
La définition moderne de la souveraineté
Cela ne signifiait pas encore que la souveraineté revêtait l’immanence que nous avions évoquée ; cette immanence ne sera consacrée qu’avec la sécularisation totale d’icelle. L’on peut illustrer cette évolution avec la distinction entre hiérocratie et théocratie ; alors que la théocratie repose réellement sur le pouvoir divin, sans intermédiaire, la hiérocratie repose sur une hiérarchie ecclésiastique qui exerce le pouvoir ; situation dont l’imperium majus exercé par l’Empereur se rapprochait. Même avec Jean Bodin, si ce dernier consacra le terme de souveraineté tel que nous l’entendons aujourd’hui, cette dernière est toujours lié au sacré ; en l’espèce le pouvoir de droit divin dont le Roi de France tirait sa légitimité.
Or, la sécularisation de la souveraineté est l’élément essentiel de sa définition moderne ; c’est parce qu’elle est sécularisée qu’elle est immanente, et réciproquement, d’où le triptyque posé par Pierre Pactet : « La souveraineté est un pouvoir de droit initial, inconditionné, et suprême. » Si l’évolution fut lente et progressive, c’est toutefois la Révolution Française qui accéléra cette immanence ; tout d’abord par la consécration de la monarchie constitutionnelle faisant de Louis XVI non plus le Roi de France mais le Roi des Français, soit la traduction de jure de la locution : « omnis potestas a deo sed per populum. » La proclamation de la République acheva la transformation, en consacrant la Nation comme source de la souveraineté, la Nation elle-même étant un corps abstrait réunissant « la série des générations successives » selon Adhémar Esmein. Or, les théories de la Nation et celles de la souveraineté furent étroitement liées jusqu’à l’heure de la construction européenne. Les procédés juridiques pour la définir sont similaires à ceux des légistes de Philippe Le Bel qui théorisaient l’indépendance du Royaume de France. Ainsi, Léon Duguit affirmait notamment que : « C’est parce que la Nation est la Nation qu’elle a la souveraineté, si elle aliénait la souveraineté, elle disparaîtrait comme Nation. » Ssouveraineté et Nation ne peuvent donc exister l’une sans l’autre, et comme la notion de souveraineté connut sa sécularisation achevée avec la Révolution Française, son exercice dut naturellement être attribué à un autre souverain ; ainsi la Nation – et non le peuple qui constitue la génération présente et non pas les « générations successives » – succéda au monarque. La souveraineté comporta ainsi les caractéristiques définies par Pierre Pactet : initiale, inconditionnée et suprême. Son immanence découle désormais de celle de la Nation et réciproquement, comme le remarqua Adhémar Esmein : « Ce qui constitue en droit une nation, c’est l’existence dans cette société d’hommes d’une autorité supérieure aux volontés individuelles. Cette autorité, qui naturellement ne reconnaît point de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu’elle régit s’appelle la souveraineté. »
Cette « autorité supérieure aux volontés individuelles » illustre la distinction entre peuple et Nation, entre souveraineté nationale et souveraineté populaire, laquelle selon la théorie rousseauiste est uniquement exercée par le peuple entendu comme le corps des citoyens vivants et non pas comme une entité abstraite, formant en partie la « démocratie des morts » de Chesterton ou de Barrès.
Cette réciprocité entre nation et souveraineté formant un équilibre politique et juridique entraîna logiquement une appréhension de la souveraineté comme une indivision, là où l’imperium était justement distingué de la potestas, mais aussi entre le sacré et le politique.
La souveraineté comme bloc indivis
Cette conception de la souveraineté comme bloc indivis trouve probablement sa meilleure définition sous la plume d’Adhémar Esmein dans son fameux ouvrage Éléments de droit constitutionnel et comparé :
« En admettant que la souveraineté ne ce conçoive pas comme nécessairement incessible en elle-même, l’acte par lequel une nation la céderait à un moment donné doit être considéré comme nul et inefficace en droit. On n’aliène, en effet, que ce qui nous appartient. Or, la souveraineté nationale n’appartient pas en propriété à la génération présente, qui nécessairement et légitimement en a le libre exercice, mais simplement l’exercice : elle appartient à la Nation, incarnée dans l’État, c’est-à-dire à la série des générations successives ; elle appartient aux hommes de demain comme aux hommes d’aujourd’hui. C’est un dépôt sacré que les générations se transmettent l’une à l’autre. »
L’originalité de l’appréhension de la souveraineté comme bloc indivis, et même comme héritage indivis, forma l’ossature de la théorie du « bloc de souveraineté » face à l’émergence de sa concurrente qui appréhende la souveraineté en « faisceaux » pour en justifier les transferts à des entités supranationales par le recours de traités, notamment en matière européenne, tout en faisant croire que la possession d’un seul faisceau fait toujours du peuple le souverain. Ainsi, les éléments constitutifs de la souveraineté cernés par Jean Bodin – pouvoir de battre monnaie, de donner et de casser les lois, rendre la justice, décider de faire la paix ou la guerre – se retrouvèrent écartelés. Tandis que la règle était d’apprécier l’exercice de la souveraineté comparable à la jouissance d’un usufruit – rendant le droit de disposition inaccessible puisqu’à l’encontre des intérêts nationaux mais aussi de la nature même de la Nation – la construction européenne, en reposant sur le principe d’ingérence dans les ordres juridiques internes, imposa par voie conventionnelle ce droit de disposer de la souveraineté afin d’engager les corps électoraux ou les représentations nationales à la céder.
Or, en dépassant le simple règlement des relations diplomatiques entre États, les traités européens – mais aussi leurs successeurs comme les fameux TAFTA, CETA, etc. – se dévoilèrent comme de véritables nouveaux modes de gouvernement puisqu’ils ont la caractéristique originale et inédite d’imposer aux États de modifier leurs ordres juridiques respectifs afin de poursuivre la téléologie européenne souvent traduite par la formule de la fameuse « relation toujours plus étroite entre les peuples. » Cette mutation juridique a pour conséquence l’aliénation de la souveraineté, alors qu’elle évolua toujours depuis l’imperium vers un renforcement et une unification de son pouvoir jusqu’à se suffire à elle-même. Cependant, sans pouvoir de commandement, ou de pouvoir disposer de « la compétence de sa compétence », pour reprendre l’expression de Georg Jellinek, la Nation comme corps politique et juridique est lui aussi vidé de sa substance. Léon Duguit l’illustra parfaitement dans l’un de ses cours, intitulé Souveraineté et liberté, Qu’est-ce que la souveraineté ? , où il prolonge le raisonnement d’Esmein : « Supposez sur un même territoire deux prétendues souverainetés faisant des lois contradictoires. Ou bien, aucune de ces lois n’aura force obligatoire, et alors il n’y aura pas de souveraineté du tout. Ou une seule de ces lois est obligatoire, l’autre ne l’étant pas ; dès lors, cette dernière ne sera pas souveraine, la première seule le sera. Il n’y a donc sur le territoire qu’une seule souveraineté. »
Ce retour à la souveraineté limitée développée notamment par l’URSS pour ses États satellites n’est toutefois pas neuf en ce qui concerne la théorie juridique. La disparition de la souveraineté ne signifie pas nécessairement la disparition – immédiate – de l’État, aussi paradoxal que cela puisse sembler. Georg Jellinek, dans L’État moderne et son droit, opéra une distinction pertinente entre les États souverains et les États non-souverains en se fondant sur le postulat selon lequel « le pouvoir étatique est un pouvoir de commander qui n’est pas dérivé d’une autre autorité ; c’est le pouvoir de commander à raison de son propre pouvoir et, par suite, d’après son droit propre. » Dès lors, « la distinction entre les États souverains et les États non-souverains est maintenant facile à établir. La souveraineté est la capacité de se déterminer seul soi-même au point de vue juridique. L’État souverain seul peut, dans les limites qu’il a lui-même établies ou reconnues, régler en toute liberté le contenu de sa compétence. Au contraire, l’État non -souverain, tout en se déterminant lui aussi librement, ne peut le faire que dans les limites de son pouvoir étatique. »
Ainsi, le « pouvoir étatique » selon Jellinek est un pouvoir qui serait limité si l’État est dépourvu de la souveraineté ; d’une part en étant incapable de fixer lui-même ses propres limites – et donc de les dépasser en réglant « en toute liberté le contenu de sa compétence » – au profit d’une imposition étrangère ou supranationale, d’autre part en devant se conformer face aux exigences qui s’imposent à lui. Cette distinction rejoint par ailleurs le propos de Rousseau dans le chapitre VI de son Contrat Social : « Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres […] est appelé État quand il est passif, et Souverain quand il est actif. »