Hadrien Desuin : « Il faut admettre que toutes les civilisations et les cultures n’ont pas à se fondre à brève échéance dans un seul et même creuset universaliste. »

Formé à Saint-Cyr, Hadrien Desuin est expert en géopolitique, mais aussi collaborateur à Causeur et Conflits. Il a publié en Avril 2017 un essai : La France atlantiste, ou le naufrage de la diplomatie, qui s’interroge sur les relations diplomatiques qu’entretient la France sur la scène internationale et les enjeux qui la poussent à s’aligner sur un axe étasunien.

Comment de l’esprit d’indépendance du discours de Dominique de Villepin contre la guerre en Irak de 2003 à l’intransigeance française de Laurent Fabius sur le dossier iranien, le néo-conservatisme s’est-il imposé dans la diplomatie française ?

C’est tout le sujet de cet essai, La France atlantiste. Dans la première partie, je montre comment les néo-conservateurs ont gagné la bataille des idées et des places dès les années 1980. Leurs meilleures armes sont le marketing humanitaire d’une part et le marketing intellectuel d’autre part. L’alliance de Bernard Kouchner et de Bernard-Henri Lévy pour simplifier à l’extrême.

En 2003, ils subissent un revers relatif avec le veto de Jacques Chirac contre le changement de régime en Irak. Mais c’est un mirage. Avec le recul, on observe que ce ne fut que le crépuscule du gaullisme. Villepin et Chirac entretenaient de bons rapports avec Shroeder et Poutine mais ils s’inquiétaient de leur propre audace et se demandaient sans cesse comment recoller les morceaux avec Washington. En 2005, Jean-David Lévitte et Jacques Chirac décident de faire un geste vers Washington au Liban. Et à partir de 2007 jusqu’à 2012, c’est la mise en pratique et en pleine lumière de leurs théories avec des personnalités marquantes comme Sarkozy, Fabius, Kouchner ou Juppé.

Il y a aussi un effet de génération avec une classe de diplomates moins marquée par le gaullisme que par le reaganisme des années 1980. Pour celle-ci, la démonstration a été faite qu’en montrant les muscles et en haussant le ton, on pouvait tout obtenir, même l’impossible: la chute de l’URSS. Le diagnostic est en grande partie erroné parce que les discours de Reagan n’y sont pas pour grand-chose. Au contraire ses rodomontades ont failli tout faire capoter. C’est d’ailleurs un modéré, Georges H. Bush qui recueille les fruits diplomatiques de la décomposition soviétique. Gorbatchev est le principal responsable de l’implosion communiste, fasciné par le modèle libéral américain. Les néo-conservateurs américains ont pour leur part cru à un piège et appelaient à la méfiance jusqu’en 1992 !

Vous critiquez dans votre ouvrage la diplomatie des valeurs qui s’impose en France depuis près de dix ans. Doit-on selon vous pour autant exclure totalement la question des Droits de l’Homme dans nos relations extérieures ?

Quand on s’exprime à l’étranger, je ne crois pas nécessaire de jouer au prophète. Parce que l’on s’expose en retour à une certaine réciprocité de nos adversaires mais aussi à une certaine incohérence sur des dossiers où nous traitons avec les ennemis de nos valeurs comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite. Si l’on n’est pas capable de défendre ses intérêts, nous ne sommes pas non plus crédibles pour parler de nos valeurs. Exerçons nos convictions là où nous le pouvons, c’est-à-dire chez nous. Il faut admettre que toutes les civilisations et les cultures n’ont pas à se fondre à brève échéance dans un seul et même creuset universaliste. L’arrogance de la vertu n’apporte que sourire et soupir. Cessons de nous aveugler sur notre grandeur morale. Nous sommes loin d’être exemplaire et nos leçons n’apportent pas grand-chose.

La politique étrangère occidentale tire, il est vrai, sa légitimité de la représentation nationale et de l’invocation des valeurs du libéralisme politique (la démocratie). Mais cette politique extérieure doit se « concerter » ; pour défendre les intérêts communs et surtout conserver l‘équilibre des forces. La pratique de la négociation et de la modération avec les nouvelles grandes puissances, fussent-elles autoritaires, ramènent à la réalité les élans de l’opinion occidentale autant qu’elle assagit la brutalité des sociétés pré-démocratiques.

Entre l’idéal démocratique intérieur, devenu le nouveau principe international de légitimité, et la pratique extérieure de l’équilibre des forces, il y a une contradiction incompressible (encore que « l’équilibre des forces » et « l’équilibre des pouvoirs » sont des notions qui peuvent sembler assez proches). Cette contradiction doit être prise comme telle. Nous n’avons pas forcement à résoudre cette énigme dans une synthèse dialectique qui serait une construction intellectuelle artificielle. Le réaliste est celui qui accepte des limites à l’expansion de ses idées. Dans la diplomatie, la modestie et l’humilité sont des qualités qui se perdent.

L’élection de Donald Trump affaiblit-il le parti atlantiste en France ?

Absolument. Il y a plus qu’une gêne chez les néo-conservateurs français. Ces derniers sont en réalité des ultra-atlantistes et pas seulement atlantistes. À ce titre, ils se donnent le droit d’expliquer aux Américains que doit être l’Amérique. L’Amérique qu’ils aiment c’est celle d’Al Gore pour l’écologie et celle de George W. Bush pour la guerre. Or Trump avec sa muflerie et sa volonté de puissance décomplexée ne ménage pas les européens. Il n’a aucun égard vis-à-vis de ses vassaux dont il demande chaque jour plus d’argent pour payer les avant-postes de l’armée américaine en Europe.

Surtout Donald Trump n’a pas dévoilé de discours de type néo-conservateur sur les droits de l’homme ou l’évangélisation démocratique du monde: le « régime change ». C’est un homme d’affaire qui défend brutalement ses intérêts et ceux des États-Unis. Ou ce qu’il croit être les intérêts des États-Unis car son entourage fait tout son possible pour lui indiquer que l’ennemi principal de l’Amérique reste la Russie et l’Iran. Il y a chez beaucoup de dirigeants américains une sorte de blocage intellectuel du à deux traumatismes: la MAD de la guerre froide (destruction mutuelle assurée) et la révolution iranienne avec la prise d’otage de l’ambassade américaine à Téhéran et le fiasco de l’opération de la CIA. D’où la fixation sur le bouclier anti-missile et sur la menace iranienne.

Pensez-vous qu’Emmanuel Macron souhaite rompre avec ces dix années de diplomatie atlantiste ?

J’ai cette intuition parce que Donald Trump le pousse dans ce sens-là. L’entourage diplomatique qui a été sélectionné à l’Élysée et au Quai d’Orsay fait plutôt penser à une forme de restauration du chiraquisme. Mais c’est encore trop tôt pour se prononcer parce qu’Emmanuel Macron a des convictions libérales qui le poussent tout de même vers le monde anglo-saxon.

Une rupture de la France avec l’OTAN est-elle souhaitable et concevable selon vous dans un monde où les menaces sont toujours plus nombreuses ?

C’est tout à fait concevable et souhaitable dans la mesure où l’on reviendrait au statu quo ante. C’est à dire à une participation aux instances politiques de l’alliance atlantique. En revanche, la France se retirerait des États-majors de cette permanente coalition américaine. La garantie de conserver une politique d’indépendance nationale passe par là. À la longue, on entretient une forme d’addiction technologique et opérative. Nous ne serons bientôt plus en mesure de travailler en franco-français.

La philosophie classique des traités consiste à considérer qu’un traité règle les relations entre États. Or, l’on remarque que les traités de notre époque, TUE, TFUE, TAFTA, etc., outrepassent le champ diplomatique en provoquant un changement des ordres juridiques nationaux, parfois en profondeur. Ces traités ne sont-ils pas devenus de véritables moyens de gouvernance ? Soit un mécanisme d’anéantissement des nations et ce qu’elles sous-tendent comme concepts politiques, juridiques et philosophiques.

C’est la continuation du projet de fonctionnalisme mondialiste. C’était déjà le grand rêve imaginé par Jean Monnet et ses acolytes lorsqu’ils constatèrent avec la CED que la fédéralisation par le haut échouait. Il s’agissait par petits traités successifs, à commencer par la CECA et le traité de Rome, de ligoter les États-nations. En réalité, ce fonctionnalisme est introduit par une élite mondialisée, c’est-à-dire sans les peuples. C’est la porte ouverte à toutes les dérives et en particulier à la privatisation des relations internationales que vous évoquez. En occident, les États sont l’expression de la démocratie. En subordonnant les États à des structures techno-judiciaires hors-sol, on se prive aussi de la légitimité démocratique. Cette conception libertarienne des relations internationales n’est pas la mienne parce qu’elle ouvre la voie à la domination d’une vision économiste du monde.

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