Il ne serait pas déplacé d’introduire Joseph Barbanègre (1772-1830) en reprenant les mots de l’abbé Casteig dans son ouvrage La défense de Huningue en 1815 et le général Barbanègre : « notre modeste travail ne serait pas sans utilité, s’il contribuait, pour une faible part, à tirer le siège de Huningue et le général Barbanègre du coupable oubli dans lequel les ont laissés nos plus grands historiens. » Militaire de formation, il accéda à la dignité de Baron d’Empire en 1808 et participa aux batailles les plus importantes de la Grande Armée, notamment Eckmühl, Ratisbonne et Wagram, à la suite desquelles il fut promu général de brigade en 1809. Son tempérament combatif et vigoureux qui l’illustra lors du siège de Huningue en 1815 lui avait déjà permis de tenir Stettin pendant neuf mois lors de la campagne de Russie, malgré une blessure. Relégué à l’inspection d’infanterie pendant la première Restauration, c’est lors des Cents jours et le siège de Huningue qu’il connaîtra son heure de gloire.
En effet, au retour de Napoléon Ier, Barbanègre fut envoyé au printemps 1815 dans la forteresse de Vauban. À peine arrivé sur place, il constata le piteux état des remparts, la garnison incomplète, et un manque de matériel pour assurer le bon fonctionnement de la place-forte. De nature zélée, il s’enquit immédiatement de la situation auprès du Préfet du Haut-Rhin et des généraux Lecourbe – en garnison à Belfort – et Rapp – à Strasbourg. Affrontant des désertions, mais aussi suspicieux vis-à-vis des maigres renforts envoyés (et incomplets), il s’interrogera dans plusieurs courriers sur la sincérité des intentions motivant l’envoi de troupes sachant « à peine tenir le fusil ». Réclamant des sapeurs pour remettre les remparts en état, tout en faisant remarquer à Lecourbe qu’il lui manquait 1660 hommes pour que la garnison fût complète, Barbanègre dû faire face à une passivité désarmante de la part des autorités qu’il sollicita inlassablement pour qu’Huningue pût remplir son rôle de verrou rhénan, comme l’avait pensé Vauban. Il en vint jusqu’à se demander si la forteresse de Neuf-Brisach n’était pas favorisée à son détriment en apprenant que la plupart des ressources militaires et logistiques demandées y étaient destinées au dernier moment. Deux bataillons des Vosges promis par le Préfet furent ainsi détournés de Huningue au profit de Neuf-Brisach, ce à quoi Barbanègre réagit vivement auprès du Ministre de la Guerre en exprimant son amertume dans un courrier du 23 Mai : « on semble avoir entièrement oublié ma garnison malgré mes sollicitations journalières. »
Ce sentiment d’abandon de la part du gouvernement se traduisit à d’autres niveaux, Barbanègre lutta contre les désertions causées par les retards de traitements, d’habillements hors d’usages ou de fournitures de piètre qualité du mieux qu’il put, mais exprima son exaspération dans une lettre du 3 Juin au préfet du Haut-Rhin : « Monsieur le Préfet, on s’est joué et on se joue encore de cette place et de ses défenseurs par les mesures toujours tardives et incertaines que l’on prend pour la mettre entièrement en état », allant jusqu’à menacer d’en appeler à l’Empereur : « Il ne me reste plus qu’à en rendre compte directement à l’Empereur en lui demandant de me permettre de faire sauter le fort et d’abandonner la place qui ne peut être défendue dans cet état. »
Barbanègre se montrait aussi pressant que zélé, s’emportant parfois face à l’extrême lenteur de ses interlocuteurs. L’activité militaire qui s’agitait de l’autre côté du Rhin en vue de l’invasion du territoire national était en pleine effervescence, et il désirait que Huningue fut à même de fermer la route à l’ennemi. La ville de Bâle avait en effet souhaité à plusieurs reprises le démantèlement de la forteresse édifiée par Vauban, et des troupes autrichiennes l’avaient déjà assiégée durant la Révolution et en 1814. Un an après, alors que Barbanègre l’eût pris en charge, il n’y eut aucune réhabilitation, et une courtine, bien que comprenant une artillerie, en était même devenue inutile. Les dernières batailles napoléoniennes donnant le prétexte idéal à la cité suisse de rompre sa neutralité pourtant garantie par un traité, cette dernière accueillit les troupes autrichiennes commandées par l’Archiduc Jean II d’Habsbourg-Lorraine. Renvoyé à ses propres moyens par le général Lecourbe, et tenant le blocus dès Juin 1815, Joseph Barbanègre fit démonstration d’une incroyable ténacité face à l’ennemi. L’ordre du jour qu’il prit avec le Conseil de défense de Huningue et qui fut publié dans la forteresse témoigne de son inflexibilité : « Messieurs, étrangers à toutes les trahisons, à toutes les turpitudes qui nous livrent aux ennemis de la France, ne nous salissons pas en ouvrant aux colonnes autrichiennes l’entrée d’Huningue. Sachons défendre ces remparts avant qu’un dernier pacte d’infamie nous oblige à remettre notre épée dans le fourreau ! »
HUNINGUE, DERNIÈRE PLACE-FORTE IMPÉRIALE

Les Huninguois étant fidèles à l’Empereur – Barbanègre trouva les drapeaux des Bourbons souillés à son arrivée – le baron de l’Empire fit de l’emphase de l’ordre du jour sa philosophie pour stimuler et la garnison, et les habitants : « Une grande nation qui défend son indépendance ne peut être subjuguée. » Ainsi, lorsque l’Archiduc Jean lui intima de rendre la place sans combattre en jouant la carte de la supériorité numérique et militaire dans une missive du 30 Juin 1815, Barbanègre refusa fermement par retour de courrier : « La France m’a confié le commandement de la place : c’est pour la France que ma garnison et moi la défendrons jusqu’à la dernière extrémité. Je suis militaire et Votre Altesse Royale se tromperait sur mon compte si elle croyait que les menaces peuvent m’intimider. » L’Archiduc essaya d’ébranler encore Barbanègre à plusieurs reprises, mais ce dernier resta inflexible, au grand dam des Autrichiens, et releva les étranges demandes de reddition consistant à céder personnellement la place à l’Archiduc – Jean II invoquant la défaite de Waterloo pour signifier à Barbanègre qu’il était inutile de la conserver. Ces tentatives provoquèrent une réaction enflammée du baron d’Empire : « J’ai des armes, des munitions, des vivres et une brave garnison. De quelque manière que l’ennemi m’attaque ; j’ai les moyens de l’en faire repentir. » Lorsqu’il apprit que le 28 Juin fut signée la Convention et la Proclamation du roi aux Français, Barbanègre demeura intraitable : « Avant l’invasion de l’ennemi, j’étais déjà informé officiellement par mon gouvernement de l’abdication de l’Empereur et des négociations qui ont été entamées pour un traité de paix. J’en donnai connaissance à ma garnison et nous jurâmes tous, en bons Français, de conserver la place à la France ; j’en ai fait ma règle de conduite. Ce n’est donc pas pour Napoléon que nous défendons la place, mais bien pour la patrie. » D’ailleurs, à l’annonce de la capitulation de l’Empereur, certaines sources attribuent à Barbanègre la réplique suivante : « Sont-ce des raisons pour que Huningue se rende ? »
Il est nécessaire de se rendre compte de la situation dans laquelle se trouvait Huningue, et Barbanègre, pour apprécier son courage. Craignant que les Alliés ne souhaitassent arracher Huningue au territoire national, notamment depuis une proposition de Bâle de rachat de la forteresse, il refusait de quitter la place tant que le gouvernement français, quel qu’il fût, lui donna des ordres directs. C’est d’ailleurs par loyauté à la France que Barbanègre refusa de prendre pour argent comptant les informations que lui divulguait Jean de Habsbourg-Lorraine, qu’il considérait comme de la simple propagande. De même, la forteresse de Huningue se trouvait très en-deçà des qualités de défenses qu’elle était censée offrir, ses remparts ne purent être restaurés à temps, les fournitures qui finirent par arriver n’étaient pas de bonne qualité, et enfin Barbanègre dû s’affairer à discipliner et la soldatesque, et les douaniers qui avaient déjà déserté lors du siège de 1814 au lieu de se joindre à la garnison. Or, de l’autre côté du Rhin se tenaient 20.000 Autrichiens attendant d’ouvrir la tranchée. Si le blocus dura plus longtemps que prévu avant le siège, c’est aussi parce que l’artillerie commandée par l’Archiduc avait du retard. Face à un ennemi bien plus puissant que lui, Barbanègre refusa pourtant de flancher, et tint tête aux Alliés avec une loyauté indéfectible pour la patrie.
BÂLE, SI TU BOUGES, JE TE BRÛLE
Cependant, profitant du blocus et des sièges de Belfort et Strasbourg, les Suisses s’adonnèrent largement au pillage et au vandalisme dans la région de Huningue, notamment en incendiant le village de Bourgfelden et un moulin ou en tirant sur les soldats en remplissant leurs armes de ferrailles. La garnison décida de bombarder Bâle par deux fois en utilisant la redoute de Custine située sur le Rhin, ainsi que le général Lecourbe le lui avait conseillé en guise de représailles, représailles d’autant plus symboliques que la devise alors gravée sur les canons de Huningue était : « Bâle, si tu bouges, je te brûle ». La colère de Jean de Habsbourg provoqua celle de Barbanègre, qui ne supporta pas que l’Archiduc pût protéger des actes réprimés par les règles de la guerre. Le 26 Juillet, par retour de courrier, Barbanègre répondit aux menaces avec un aplomb déconcertant : « Dussé-je porter ma tête à l’échafaud, je ne souffrirai pas qu’on manque à la foi promise. Malgré l’exemple de modération que j’ai déjà donné dès le commencement du blocus, et les assurances que j’ai reçues de Votre Altesse Impériale, les Suisses continuent à faire la guerre aux propriétés françaises, sous mon canon même, pour le seul plaisir de faire des dégâts. […] Je me croirais coupable si je ne repoussais pas cette agression insultante en usant de représailles. »
Le culot de Barbanègre, qui alla jusqu’à menacer Bâle de la destruction après avoir été calomnié par les autorités bâloises – « Si je me fusse rendu aux désirs de ma garnison, Bâle brûlerait, non seulement pour le motif mentionné, mais encore pour punir un moyen de destruction atroce, réprouvé par les militaires de toutes les nations et que les Suisses emploient contre nos soldats. » – mit l’Archiduc dans une position inconfortable. Ce dernier tentait de ménager deux parties inconciliables, bien que favorisant tout de même Bâle, et ne put rien faire d’autre que diligenter une enquête en saisissant le Conseil d’Etat de la ville suite aux demandes de réparations de Huningue (à hauteur de 300.000 francs, dont 250.000 en argent). L’attitude du baron tint quelque peu du légendaire et peut-être de l’absurde, tant on imagine mal une telle fermeté aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation heureuse. Le nombre et le déséquilibre manifeste entre les forces huninguoises et alliées n’était pas un facteur que Barbanègre paraissait prendre en considération, seul pour lui comptait la défense du territoire national, et donc de la patrie. Peu lui importait aussi l’orientation politique du gouvernement, une fois informé de la Restauration, le drapeau tricolore continua de flotter à Huningue, la population étant hostile à la royauté, laquelle le mit d’ailleurs hors service le 1er Août avant d’être personnellement menacé du blâme du Roi par le Baron Mariassy. Les lettres de Barbanègre témoignent de ce caractère irréductible qui peut nous sembler invraisemblable dans la situation qu’était la sienne. Lassé, les Autrichiens finirent par envoyer un ultimatum à la place-forte le 20 Août, mais Barbanègre ne changea pas sa ligne de conduite et lui répondit, encore une fois : « La France m’ayant confié cette forteresse, c’est pour la France et pour le Souverain qui y règne que ma garnison et moi la défendrons jusqu’à la dernière extrémité. […] Si le destin a résolu qu’elle tombe au pouvoir de Votre Altesse Impériale, Elle n’obtiendra que des ruines et des cendres. »

À l’ouverture de la tranchée, la forteresse tint dix jours et répondit aux assauts autrichiens par des bombardements d’une féroce intensité. Le journal du colonel Nuscheler décrivit notamment un retrait temporaire des Alliés le 22 Août après un premier assaut : « La garnison y répondit de façon très vive et avec une continuité si héroïque que quelques-unes de nos batteries furent obligées de suspendre leur feu. » De même que l’Archiduc menaça encore le 23 : « j’ai les moyens de vous forcer », qu’un incendie se déclara dans la place-forte le 25 Août et que des soldats profitaient de leurs tours de gardes pour déserter laissaient penser à une capitulation rapide, Barbanègre rétorqua une énième fois son refus de céder la forteresse. Il fallut attendre l’arrivée d’un ordre officiel du gouvernement et l’assurance pour Barbanègre que ses troupes pourraient rejoindre l’armée de la Loire et que Huningue restât français pour accepter de rendre les armes. Lorsque les Autrichiens furent aux pieds de la forteresse meurtrie, la légende veut que Barbanègre les impressionna une ultime fois en sortant suivi de cinquante hommes valides, tambours battants et bandières au vent. Aujourd’hui, peut-être ne reste-il plus rien dans les mémoires de ce grand moment de notre récit national, mais que cela ne nous empêche pas de l’apprécier à sa juste valeur : Joseph Barbanègre ne s’est pas contenté d’y contribuer, il l’a aussi incarné.